Yudo a écrit:Je vous traduis ici un texte auquel Brad Warner a fait référence, et dans lequel l'auteur parle d'un phénomène courant.
Entretenir l'intention ("Je veux faire une formation dans un monastère")
http://nyoho.com/2012/06/30/i-want-to-train-at-a-monastery/
Par Koun Franz
J'ai commencé le karaté à l'adolescence, et peu après, je me suis mis à observer un phénomène qui me paraît désormais ordinaire. Un nouveau venait au dôjô, aimait ça, et déclarait qu'il allait consacrer sa vie aux arts martiaux. Et puis disparaissait. On aurait dit, dans de nombreux cas, que la longévité d'une personne était en proportion radicalement inverse à son enthousiasme. Je comprends que tout le monde ne peut pas persister en tout, mais j'ai toujours trouvé étrange que ceci soit aussi prédictible.
Quand j'ai commencé à voir ce même phénomène dans le monde du Zen, cela m'a paru triste et familier. Quand j'étais en Alaska, deux jeunes sont venus me trouver et m'ont parlé très sérieusement de leur projet de se faire ordonner. Ils n'étaient jamais venus s'asseoir à l'AZC; en fait, ils n'avaient jamais pratiqué zazen nulle part, avec personne, jamais. Dans les deux cas, j'ai suggéré qu'avant de changer leur nom, endosser des robes et entrer au monastère, ils pourraient peut-être venir pratiquer zazen avec nous, mais la réponse fut toujours que ce qu'ils voulaient, c'était le "vrai truc," pas cette version bidon du Zen où on s'asseoit dans le salon d'un type. Je les ai encouragés à venir quand même; ils ne vinrent jamais. Et cela fut tout.
Un autre voulait m'accompagner au Japon un été, pour entrer dans un monastère et s'y entraîner, mais il ne voulait pas venir pratiquer zazen à l'AZC dans sa propre ville. Il me dit sans ironie aucune à quel point il était sérieux et engagé. C'est facile, après une série de telles rencontres de juste évacuer quelqu'un de ce type, mais je crois qu'au moment où il me présentait son projet, il était tout à fait sérieux: il croyait vraiment être engagé, même s'il n'avait aucune idée de ce qu'il demandait ou de ce qu'il rejetait. Il était, à sa façon, sincère.
Je soupçonne que la même scène se rejoue dans tous les centres zen du monde, tout le temps. A Anchorage, il y en a qui venaient pratiquer la première fois et qui, après, restait à discuter avec moi dans l'entrée pendant une demi-heure, en me remerciant et en disant avoir enfin trouvé son bon port. Et je ne les revoyait jamais. On s'en aperçoit même à mi-conversation. On sent avec un certain degré de certitude que ce salut exubérant est en réalité un adieu.
Depuis que j'ai commencé ce blog, quelques personnes m'ont écrit pour que je les aide à entrer dans un monastère au Japon. Ce sont des personnes sans enseignant ni expérience, avec juste en tête l'idée qu'ils savent exactement ce qu'ils doivent faire: devenir un moine zen et se former au Japon. je leur ai demandé s'ils pouvaient pratiquer dans un groupe local, peut-être cultiver une relation avec l'enseignant local. Dans tous les cas, il y avait un groupe à proximité, mais il était hors de question d'y aller. Ils voulaient le "vrai truc." Pratiquer avec un tas de gens ordinaires en pantalons et t-shirts, ça va pour certains, mais pas si on veut réellement résoudre le grand problème de la vie et de la mort.
Je me débats parfois pour tenter de comprendre le pourquoi de tout ça, et comment y répondre. Certains sont juste sans consistance, c'est vrai partout. La plupart se sont créé un scénario sur la pratique, sur eux-mêmes, voire les deux. Si c'est la pratique, c'est souvent en rapport avec l'idée que c'est tout ou rien, que soit on se fait ordonner et qu'on s'entraîne comme Dôgen, soit on reste à la maison. (Malheureusement, ceci entraîne aussi souvent l'idée que les gens qui fréquentent les centres zen se leurrent en ce faisant). Si c'est à propos d'eux-mêmes, alors peut-être est-ce qu'ils voient dans ce premier contact avec le Zen un véhicule pour devenir la personne qu'ils veulent être, disciplinée, compatissante et sage, et surtout, spéciale.
Ces deux scénarios sont erronés. Si on veut dire que le Zen, c'est tout ou rien, ce n'est pas faux, mais "tout", ne signifie pas ce que nous croyons (et il en va de même pour "rien," d'ailleurs). Néanmoins, on pourrait tout autant dire que ce n'est ni tout ni rien, que ce n'est que ceci. C'est juste ce que c'est. Si c'est pratiquer une fois par semaine le dimanche, c'est ce que c'est; si c'est pratiquer six heures par jour en kolomo dans un bâtiment de six-cents ans, alors c'est cela aussi. Ce que ce n'est pas, dans tous les cas, c'est la version qu'on ne peut pas avoir ici et maintenant. Et pour ce qui est du Zen qui fait de nous ce que nous voulons être, ce n'est juste pas le cas. Ça ne fait même pas la version de la carte de voeux qui dit nous faire vouloir être ce que nous sommes. Le Zen parle de laisser tomber ce que nous sommes. C'est radicalement pas spécial. Sur le chemin, alors que nous naviguons à travers tout ce que cela peut signifier, cela peut même être parfois un peu déprimant.
Et pourtant, sous tous ces malentendus et ces intentions mal placées, il y a ce qui s'appelle (発心), l'éveil de l'esprit à la pratique. Hosshin est l'appel de réveil de départ, celui qui nous permet de comprendre — même quand on ne peut probablement pas déterminer ni pourquoi ni ce que cela veut dire — que c'est important. Les enseignements nous disent que ce hosshin est ce qui conduit à shugyō (修行), la pratique réelle. Shugyō nous mène à bodai (菩提), ou lâcher prise sur le soi. Bodai nous mène à nehan (涅槃), lâcher prise du lâcher prise. Et dans la tradition Zen, nous disons que nehan nous ramène à hosshin, où le cycle recommence. (Un de mes enseignants décrit cela comme de tourner une vis — si on regarde par dessus, on dirait qu'on tourne en rond, mais si on regarde de profil, on voit qu'on s'enfonce de plus en plus.)
Bref, hosshin est important. Mais, par définition, quand cet esprit est suscité, il entraîne avec lui toutes sortes d'illusions et de mécompréhensions et de vues immagures sur ce que tout cela veut dire. Qui considère le Zen de la perspective de hosshin ne peut pas savoir ce qu'est réellement la pratique, et ne peut pas non plus deviner ce qu'elle pourrait produire. C'est juste une sensation. C'est ce qui nous fait franchir le pas. Sans elle, rien ne se produit.
Donc, quand on voit ça, on voit un truc précieux, qu'il faut entretenir, encourager et soutenir, comme un enfant. Mais cela entraîne aussi une vue enfantine, qui est impatiente, auto-centrée et sans merci.
Je ressens beaucoup d'amour pour ces jeunes gens (ils sont habituellement jeunes) qui viennent à la pratique comme s'ils étaient en feu. J'étais comme ça moi-même — toutes les idées fausses dont j'aie jamais entendu parler sur la pratique, je les ai eues moi-même. A vingt ans, j'ai écrit une longue lettre à un enseignant que j'avais rencontré (un disciple de Thich Nhat Hanh) où je lui annonçais que je la reconnaissais comme mon vrai maître, que je voulais formellement être son disciple et que je voulais me consacrer entièrement à ses enseignements et au Dharma. Elle était le seule maître que j'aie jamais rencontré, mais je savais! Ce n'est pas que je la connaissais vraiment, même si je la respectais profondément — c'était que je ressentais, jusqu'aux os, qu'il devait y avoir davantage dans la pratique que ce que je faisais, et que je devais être quelqu'un de spécial, vu que je savais cela. Je lui avais écrit que j'attendais ses ordres, prêt à sauter et faire tout ce qu'elle aurait exigé de moi. J'étais prêt.
Elle n'a jamais répondu. J'ai attendu longtemps, mais sa lettre n'est jamais arrivée. Quand j'y repense, j'ai honte de ce que j'ai écrit — pas pour ce que je ressentais en l'écrivant, mais parce que je pense qu'elle a vu, dans cette letre, ce que j'en suis venu à reconnaître dans ces personnes qui surgissent de nulle part et disent qu'ils veulent partir au Japon pour se former dans un monastère. J'étais ce type. Mais je lui ai aussi de la reconnaissance. Elle n'était pas mon vrai maître. Je n'étais pas son vrai disciple. Son silence — peu importe ses raisons — m'a libéré et m'a laissé trouver le chemin vers là où je suis aujourd'hui, vers mes maîtres, vers cette tradition.
En gros, quand je repense à cette lettre, il me vient des doutes sur les "moyens habiles". Cette enseignante a eu à choisir entre soit entretenir mon intention, soit affamer mon illusion — et elle a choisi d'affamer mon illusion, et de mon point de vue, c'était exactement la chose à faire. Et pourtant, et pourtant– quand quelqu'un vient me trouver avec ses grands rêves illusoires de se jeter tête la première, chauve et plus grand que nature et entouré de flammes, évidemment que je vois l'illusion, mais mon coeur veut toujours nourrir l'intention, tenter de trouver une piste pour l'esprit qui vient juste de reconnaître, pour la première fois, quelque chose de si grand et ne sait pas qu'en faire, ni même ce que c'est.
Quand je parle avec d'autres enseignants des disciples ordonnés, je les entends parfois parler de celui ou de ceux qui "sont partis", comme si perdre complètement quelques personnes de cette façon était une conclusion inévitable, un résultat prévisible. Il y a cette idée que, parfois, en dépit de tous nos efforts, la balance n'y est pas.
Pour ma part, je n'ai pas encore réussi à comprendre. Comment applaudir d'une main tout en tenant une épée de l'autre? Je ne sais pas.
Vraiment pas.
Le 30 juin 2014.
Dernière édition par Yudo, maître zen le Ven 31 Oct 2014 - 8:33, édité 2 fois