- " La bouddhéité " Soi ou non-Soi ?
Pourtant le glissement du principe du 'non-duel' / advaya, à une interprétation moniste de la 'non-dualité' / advaita, serait aisé. Le Ratnagotravibhâga écrit que le tathâgatagarbha est « la dharmatâ des dharma », qu'il est «non-vide des buddhadharma dépassant [en nombre] les sables de la Gangâ, buddhadharma [... ] inséparables et impensables ». Est en question la possibilité d'une conception positive de la bouddhéité. En effet des qualités inconditionnées / asamskrta lui sont attribuées : la bouddhéité « immaculée est impensable, permanente, stable, tranquille et éternelle; elle est apaisée, compénétrante et exempte de .conceptualisation différenciatrice, à l'instar de l'espace vide », c’est-à-dire qu'elle ne naît ni ne meurt, qu'elle ne s'altère ni ne dépérit. Une autre liste lui attribue « les quatre perfections (pâramitâ), du permanent (nitya), du béatifique (sukha), du soi (âtman), et du pur (subha) ». Ces affirmations ne sont-elles pas en contradiction avec la vacuité du tathâgatagarbha ? Le recours à la croyance, à l'adhésion à la voie pour faire admettre ce paradoxe, ne peut faire l'économie d'un détour. Plusieurs explications peuvent être avancées. La première discerne dans l'attribution des déterminations positives un caractère intentionnel, conventionnel et provisoire, visant à persuader, encourager. Que l'on dise que le tathâgatagarbha est soi ou non-soi, permanent ou non-permanent, les hétérodoxes saisissent par dichotomie, alors que l'égalité du soi et de l'autre, la non-dualité sont le réel. S'ils cessent de croire en l'existence et la constance des choses, ils tombent dans l'excès inverse du pessimisme et du négativisme. Il s'agit des «cinq fautes que sont l'affaissement d'esprit, le mépris pour les êtres animés inférieurs, la saisie de l'irréel, la négation du dharma réel, et l'amour excessif du soi ». La passion du néant mène à une frénésie de dépréciation et de destruction, qui renforce l'arrogance. Telle n'est pas la bonne voie. Il faudrait expliquer que la vacuité n’est ni relative comme un manque, ni absolue comme une entité, qu'elle est elle-même vide de nature propre, vacuité de vacuité.
Mais cet enseignement est abrupt. Mieux vaut rectifier l’erreur réaliste à la source: « L'erreur quadruple est la notion (samjñâ) du permanent dans une chose (vastu) impermanente consistant en forme (rûpâdi), la notion du bonheur (sukha) dans la douleur dukkha, la notion du soi (âtman) dans le non-soi (anâtman) et la notion du pur (subha) dans l'impur (asubhaï. Il faut donc savoir que la non-erreur (aviparyâsa), qui est à l'envers de cela, est elle aussi quadruple ». L'erreur commune inverse les valeurs. Les réinstaurer en leur vraie place implique l'inversion de la première inversion perverse. Ainsi les icchantika, amateurs de plaisirs impurs, grâce à leur adhésion au Mahâyâna atteignent 'la perfection de pureté' (subhaparamita) ; les hétérodoxes qui croient trouver un soi dans les cinq agrégats, s'ils cultivent la sagesse, obtiennent la paramatamaparamità, « comme l'envers de l'attachement à la position du soi inexistant » ; les auditeurs qui redoutent la douleur, grâce au samàdhi, connaissent 'la perfection du bonheur' / sukhapâramitâ mondain et supra-mondain; et les Bouddha solitaires, à travers l'infini de la compassion, comprennent 'la perfection de constance' / nityapâramitâ. Il est clair que l'inversion de l'inversion a une portée sotériologique, détient-elle également une valeur gnoséologique positive ?
Par inversion, ce qui ne mérite pas le nom de soi sera nommé non-soi, et le contrecarrant, c'est-à-dire la bouddhéité, sera nommée Soi. Le soi visé par l'âtmavâda n'existe pas là où il le prétend, mais un soi, s'il en était, de même que le permanent, s'il en était, ne pourraient être attribués qu'au tathâgata. En effet si l'on veut parler d'un Sujet ab-solu, d'un Être en soi, ou d'une Substance, seule l'insubstantialité du tathâgata en tient lieu: «Le tathâgata, lui, a atteint la limite ultérieure de l'Insubstantialité de tous les dharma (sarvadharmanairâtmyaparâpara) par la Gnose exacte (yathâbhûtajiiâna) ; et cette Insubstantialité, vu qu'elle est conforme. au caractère propre du non-soi (anâtmalaksanai tel que vu par lui, est toujours tenue pour soi, car on pose l'Insubstantialité comme le soi - à la manière du "fixé sous le rapport de la non-fixation" ». Le procédé s'adresse à tous ceux qui demeurent au niveau de la doxa vulgaire, l'inversion est appel à la conversion : « Tenant pour essentiel ce qui est inessentiel (asâra, non-solide), bien fixés dans le renversement (viparyâsa, la méprise) et bien affectés par les affects, ils obtiennent l'Éveil suprême ». Lieutenance qui ne va pas jusqu'à l'identification puisque « les qualités / (guna) incommensurables, impensables et parfaitement pures [... ], les Samyaksambuddha les ont pour leur Soi (tadâtmakâh) ». Le déplacement du soi a une efficacité polémique, mais il ne libère pas de la dualité. Qu'elle affirme (ou nie) l'âtman, la pensée reste prisonnière de l’imaginaire. La dichotomie doit être évacuée. Selon le Saptasatika-Prajñiâparamitâ sûtra, «"Atman" est une expression pour Buddha. [Mais] de même que l'âtman n'existe absolument pas et n'est pas perçu, ainsi le Bouddha lui non plus n'existe absolument pas et n'est pas perçu ». Les deux négations n'ont cependant pas le même sens: la négation de l'âtman dénonce une fiction, la négation du Bouddha indique son irréductibilité à un dharma, à un étant quel qu'il soit.
Le Mahâyana sûtrâ lamkâra élargit la notion, en fait un 'grand soi' / mahâtman, et le Bhâsya en explique le sens: « Le nairâtmya suprême est la très pure Ainsité, qui est le soi des Bouddha dans le sens de leur être propre; lorsque cette [tathatâ] est purifiée, les Bouddha obtiennent l'Insubstantialité précellente : le soi pur ». La notion de soi n'est pas éliminée, mais il s'agit d'un soi qui n'est substance, ni sujet, d'un soi sans propriété, soi qui n'est plus un soi, qui est aussi bien son contraire. Ce qui peut s'exprimer négativement: bouddhéité et nirvana «sont non-dualité au sens absolu », « la Gnose relative au tathâgatagarbha est la Gnose de vacuité des tathâgata », mais surtout nous invite à nous dégager des notions de substance et d'essence pour accéder à celle d’ainsité qui ne pose, n'impose ni dépose rien, qui ne se laisse pas diviser, mais est la même en tout et tous: «L’ainsité du tathagata et l’ainsité de tous les dharma sont même chose [... ]. Mais cette ainsité est aussi non-ainsité [...]. Et comme l'ainsité du tathâgata, immuable et indifférenciée, n'est nulle part entravée, il en est de même de l'ainsité de tous les dharma, immuable et indifférenciée aussi. Car l'ainsité du tathâgata et l'ainsité de tous les dharma, sont toutes deux une seule ainsité, non-duelles, indivises ». C’est sur le fond de cette ainsité, qui est vacuité de nature, que peuvent être attribuées des qualités, qui ne sont que des manifestations phénoménales : «À présent, dans la sphère immaculée, les Bouddha sont en possession de toutes sortes de propriétés parce qu’Ils ont accompli l'Insubstantialité ».
Extrait de : Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité de Pierre Nakimovitch (DROZ 1999)