Zen et nous

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Rémi
Yudo, maître zen
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    Message par Yudo, maître zen Lun 6 Mai 2019 - 9:32

    Bonjour

    Je vais vous faire part ici d'une analyse sur un passage du Dhammapada (97) que j'ai trouvée intéressante.

    Sāri­puttat­thera­vatthu

    Assaddho akataññū ca
    sandhicchedo ca yo naro;
    Hatāvakāso vantāso,
    sa ve uttamaporiso.

    Qui est libre de la foi aveugle (Assaddho)[1], qui connaît l'incréé (akataññū) [2],
    qui a défait les liens (sandhicchedo)[3], a détruit l'existence, (Hatāvakāso)[4]
    et rejeté le désir (vantāso)[5],
    est vraiment une personne excellente.

    Dhammapada, 97

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    Devant trente moines de la forêt venus rendre hommage au Bouddha, le maître demande au vénérable Sāriputra s'il croit que cultiver et développer les cinq facultés spirituelles de confiance, d'énergie, de conscience, de recueillement et de sagesse puisse culminer dans la vision profonde et dans l'immuable (Nirvāna).  Sāriputra répond qu'il n'a pas une simple foi: ayant réalisé le Sentier et tous ses fruits, il n'a plus besoin de croire à la parole du Bouddha. Les moines présents, en discutant entre eux, en arrivent à la conclusion que  Sāriputra n'a pas foi dans le Bouddha. C'est pourquoi ce dernier leur explique que la réponse du vénérable Sāriputra est impeccable, car il a réalisé l'enseignement au travers de son expérience personnelle, et n'a donc plus besoin de croire dans les paroles de quelqu'un d'autre.
    ________________________________
    Notes:

    Si on le lit de façon littérale, ce verset pourrait sembler choquant, mais comme il arrive souvent avec les paroles du Bouddha, tous les mots-clef de ce texte ont un double sens, – littéral et métaphorique-  souvent peu intelligibles lors d'une lecture superficielle.

    1.Assaddho signifie littéralement “sans foi” (a-saddha), autrement dit, un mécréant; mais dans ce contexte, il faut comprendre "quelqu'un qui n'est pas crédule"
    2.Akataññū signifie littéralement “ingrat”, c-à-d. quelqu'un qui ne reconnaît pas ce qui a été fait pour son bien; là il faut comprendre "quelqu'un qui ne connaît pas (aññū) ce qui n'est pas créé (a-kata), le  nirvāna.
    3.Sandhicchedo signifie “celui qui taille (cheda) les connexions (sandhi), autrement dit un voleur, mais ici, il faut comprendre un Arhat qui a mis définitivement mis fin au cercle vicieux de l'existence cyclique, ayant taillé la connexion entre un état d'existence et l'autre.
    4. Hatāvakāso signifie celui qui a détruit (hata) sa propre existence, mais ici, il faut comprendre un Arhat qui a détruit tous ses futurs résultats karmiques.
    5. Vantāso: dans la mythologie indienne, c'est le nom d'une classe d'esprit faméliques (preta) qui se nourrissent de vomi (vanta); dans ce verset, Vantāso doit s'entendre comme celui qui a complètement  ‘vomi’ ou expulsé la convoitise.
    6. Uttamapuriso signifie “le meilleur d'entre les individus (purisa)”, mais on pourrait aussi l'entendre comme “celui qui se croit supérieur aux autres”, autrement dit un prétentieux. On ne peut qu'imaginer l'effet choquant que ce verset aura pu avoir sur les trente moines présents, qui nourrissaient des doutes sur le vénérable Sāriputra, au moment où ils entendaient de façon littérale ce que disait le Bouddha :

    “L’infidèle, l'ingrat, le scélérat, a ruiné sa propre vie.
    Il mange ce qu'ont vomi les autres, et pourtant, il se croit supérieur à eux.”

    Je vous laisse juges de cet humour caustique, qu'on a tendance à négliger, mais qui, si l'on y réfléchit bien, a toujours été une valeur fondamentale du Bouddhisme, et que nous connaissons bien dans le Zen. Par exemple dans ce kôan (Shinji-shôbôgenzô I-38) où Gensa envoie une lettre à Seppô, et que ce dernier en découvrant une feuille blanche, ne capte pas que l'autre lui a juste fait une blague, et se met à délirer devant son assemblée pour leur parler de la profondeur du message de Gensa, qui a juste voulu tester son sens de l'humour.
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    Message par Rémi Lun 6 Mai 2019 - 13:25

    Pourquoi est-ce qu'on rigole ? Qu'est-ce que c'est que le rire ? Bergson avait tenté d'expliquer que le rire c'est "du mécanique plaqué sur du vivant". Là où on s'attendait à voir du vivant, de l'homme, on trouve quelque chose de mécanique, sans intention particulière. C'est en quelque sorte le surgissement brutal "d'une couille dans le pâté", d'un truc qui prouve qu'on s'est planté.

    Par exemple, le jeu de mot : on lisait un sens, et en fait c'était un autre sens qui était là.

    Ce rire, comme éclair de compréhension, comme compréhension du fait qu'on était dans l'absurde, me paraît être vraiment proche de l'éveil (que Yudo définit souvent comme un "ah ben oui bien sûr!", ce qui me plaît beaucoup).

    C'est très puissant : c'est un décalage. On était dans une logique, dans une attente, on se rend compte qu'on avait tord d'être dans cette attente, que c'était autre chose.

    Et en même temps, il y a une limite : la compassion, l'empathie. Je veux bien considérer par moment que la vie et tout est une bien grande blague et que nos souffrances sont créées par nous-même, mais peut-on continuer à vouloir rire quand des gens souffrent ? Et pourtant, si on arrivait à les faire rire, et à les faire rire d'eux-mêmes, ne souffriraient-ils pas moins ?

    Je mets en "spoiler" pour ne pas prendre trop de place un extrait du Loup des steppes de Herman Hesse (traduit de l'allemand) qui montre bien, en décrivant des "immortels" (des sortes de bouddhas, on peut dire), le côté problématique (mais enviable) d'un "rire froid" :

    Le Loup des steppes, Herman Hesse:
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    Message par Yudo, maître zen Lun 6 Mai 2019 - 17:06

    C'est en partie tout le coeur de la polémique contre le rire, qui occupe grande partie du roman de U. Eco, Le nom de la rose, et qui a son pendant aussi dans le Bouddhisme: l'argument catho (que m'avait objecté mon prof de musique, très dévot) étant que le rire est nécessairement méchant, dirigé à se moquer d'autrui.
    Le rire empathique ne se moque pas d'autrui, sinon pour lui, comme disait Jean de Santeul à propos de la comédie, enseigner en riant (castigat ridendo mores).
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    Message par Lumpinee Jeu 9 Mai 2019 - 20:58

    Rémi a écrit:
    Et en même temps, il y a une limite : la compassion, l'empathie. Je veux bien considérer par moment que la vie et tout est une bien grande blague et que nos souffrances sont créées par nous-même, mais peut-on continuer à vouloir rire quand des gens souffrent ? Et pourtant, si on arrivait à les faire rire, et à les faire rire d'eux-mêmes, ne souffriraient-ils pas moins ?

    Ca m'est deja arriver de rire à cause du malheur de quelqu'un, devant lui. Mais en vrai je rigole pas de la personne, je rigole de la situation. Et ca passé, et cela provoque parfois le sourire. Mais je m'excuse toujours après de peur que la personne le prenne mal.

    On peut vraiment rire de tout. Et les gens sentent à l'intonation notre pensée profonde.
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    Message par chifoumi Jeu 9 Mai 2019 - 23:57

    C'est vrai qu'il y a une forme de dérision partagée qui peut nous faire rire de nos propres souffrances dans le sens "il vaut mieux en rire qu'en pleurer" mais ce passage des larmes au rire est une autre façon d'exprimer sa souffrance tout en permettant d'un peu s'en délester.
    Enfin, c'est comme ça que je le ressens quand ça m'arrive. Une forme d'humour qui permet aussi de dédramatiser.

    Edit : mais ça ne fonctionne qu'avec les personnes en qui on a confiance.


    Dernière édition par chifoumi le Ven 10 Mai 2019 - 7:45, édité 1 fois
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    Message par chifoumi Ven 10 Mai 2019 - 7:44

    Lumpinee a écrit:
    Rémi a écrit:
    Et en même temps, il y a une limite : la compassion, l'empathie. Je veux bien considérer par moment que la vie et tout est une bien grande blague et que nos souffrances sont créées par nous-même, mais peut-on continuer à vouloir rire quand des gens souffrent ? Et pourtant, si on arrivait à les faire rire, et à les faire rire d'eux-mêmes, ne souffriraient-ils pas moins ?

    Ca m'est deja arriver de rire à cause du malheur de quelqu'un, devant lui. Mais en vrai je rigole pas de la personne, je rigole de la situation. Et ca passé, et cela provoque parfois le sourire. Mais je m'excuse toujours après de peur que la personne le prenne mal.

    On peut vraiment rire de tout. Et les gens sentent à l'intonation notre pensée profonde.

    Et comme tu le soulignes à juste titre, les gens le sentent à l'intonation. Et puis dans la sincérité du regard je pense, ce qui est impossible virtuellement. Parce qu'on ne connait pas les gens, parce qu'on ne connait pas leurs intentions réelle, qui ne sont pas forcément les belles idées prônées, qu'elles soient bouddhistes ou autres ...
    Mouais, c'est bien joli d'étaler des belles idées, encore faudrait-il du moins essayer de les appliquer ou avoir l'humilité de se taire.
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    Message par Lumpinee Ven 10 Mai 2019 - 20:11


    Si, meme dans le virtuel, tu peux sentir les sentiments des autres, mais c'est plus difficile.
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    Message par chifoumi Ven 10 Mai 2019 - 22:20

    Lumpinee a écrit:
    Si, meme dans le virtuel, tu peux sentir les sentiments des autres, mais c'est plus difficile.

    Oui, c'est plus difficile. Je crois que le problème est peut-être plus de faire confiance à ses intuitions que de sentir le sentiments des autres, probablement à cause des fois où on s'est trompé.
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    Message par zanshin Mar 11 Juin 2019 - 5:14

    Yudo a écrit:Le rire empathique ne se moque pas d'autrui, sinon pour lui, comme disait Jean de Santeul à propos de la comédie, enseigner en riant (castigat ridendo mores).
    C'est la meilleure façon d'enseigner je trouve car l'enseignant y trouve du plaisir comme l'élève qui apprend. Tout le monde est gagnant.  Very Happy
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    Message par Rémi Lun 17 Juin 2019 - 14:08

    Ce qui est assez dingue avec le rire, c'est qu'il permet d'enseigner une chose en faisant clairement sentir que le monde ne se limite pas à cette chose. Puisqu'il y a la possibilité de rire de telle chose, c'est qu'alors il y a un cadre plus large dans lequel s'inscrit cette chose. Souvent, on suffoque quand on est dans de petits espaces mentaux. Avec le rire, même si ce qu'on enseigne ne passe pas complétement, ou saoule un peu l'autre, si l'autre ne voit pas vraiment pourquoi c'est éventuellement important d'apprendre ou comprendre ou expérimenter cette "chose" qu'on tente de transmettre (ou de construire avec l'autre dans des situations dynamiques d'enseignement), alors, dans cette hypothèse, le canal de l'échange communicatif reste ouvert ; un pas de côté est toujours possible.

    J'ai l'impression que cette sorte d'ouverture légère et drôle est ce qu'il y a de plus profond dans beaucoup des échanges à propos du bouddhisme qui nous viennent de la tradition. Depuis Boddhidharma au moins. Les textes plus proches de ce qu'aurait dit Bouddha semblent moins portés sur l'humour et la légèreté ; on sent l'état d'esprit de l'étudiant appliqué qui prend très précisément des notes pour être sûr de ne rien rater d'un cours important.

    Mais si on prend le fameux échange (peut-être légendaire) entre Boddhidharma et je ne sais plus quel roi :

    "J'ai fait pas mal de temples bouddhistes et tout. C'est bien ça, non ? J'aurais du mérite pour ça n'est-ce pas ?"
    "Aucun mérite."

    "Qui es-tu ?" demande le roi
    "Ne sais pas." répond Boddhidharma.

    "Ok... Mais alors c'est quoi le bouddhisme, parce que ça me tient à cœur et là j'ai l'impression qu'en fait j'ai rien capté ?!"
    "Un vide insondable, rien sacré"  (ou rien de sacré, mais je prête volontiers à B. des tournures laconiques et bougonnes)

    --> N'a-t-on pas, sans forcément prétendre que B. est un blagueur, un débat où l'un essaye surtout de flinguer le cadre conceptuel de l'autre pour l'élargir ? Pour dire : non mais mec, laisse tomber, c'est autre chose, plus vaste, plus étroit, plus insondable, qu'est-ce que j'en sais moi ? Fermons juste pas la porte.

    Ce qui m'amène parfois à penser ceci : le vrai maître du Bouddhisme est celui qui sait le mieux, le plus profondément, qu'il ne sait pas, et qui est OK avec ça. Mais bon, ça serait trop facile, et ça pourrait vite entraîner dans l'écueil "naturaliste" dénoncé fréquemment par Dôgen. (à savoir pour l'hérésie naturaliste chez Dogen : croire qu'on a plus ou pas besoin de pratiquer (zazen) : puisqu'on a tous la nature de Bouddha, c'est bon on a rien à faire de spécial, on peut aller dans les maisons closes, manger des kg de viande, vivre dans le luxe et l'égarement, écraser et mépriser les autres, ça sera aussi nature de Bouddha)
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    Message par Kaïkan Lun 17 Juin 2019 - 21:33


    A ce moment de la discussion je propose de lire ou relire un petit ouvrage de Henry Bergson : "Le rire"
    Ce livre en trois chapitre est à consommer sans modération.  Very Happy
    On le trouve pas cher ici  → https://livre.fnac.com/a6012320/Henri-Bergson-Le-rire

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    Message par Rémi Lun 17 Juin 2019 - 23:24

    Comparativement à l'édition Garnier-Flammarion, je ne sais pas ce que vaut celle-ci, qui semble être basée sur une édition de 1936 ; mais par contre, elle est encore moins chère ! Laughing

    Wikisource _ Le rire, H. Bergson


    Présentation des trois chapitres dont parlait Kaïkan, par Bergson, qui n'a pas oublié de bien écrire :

    "Notre excuse, pour aborder le problème à notre tour, est que nous ne viserons pas à enfermer la fantaisie comique dans une définition. Nous voyons en elle, avant tout, quelque chose de vivant. Nous la traiterons, si légère soit-elle, avec le respect qu’on doit à la vie. Nous nous bornerons à la regarder grandir et s’épanouir. De forme en forme, par gradations insensibles, elle accomplira sous nos yeux de bien singulières métamorphoses. Nous ne dédaignerons rien de ce que nous aurons vu. Peut-être gagnerons-nous d’ailleurs à ce contact soutenu quelque chose de plus souple qu’une définition théorique, — une connaissance pratique et intime, comme celle qui naît d’une longue camaraderie. Et peut-être trouverons-nous aussi que nous avons fait, sans le vouloir, une connaissance utile. Raisonnable, à sa façon, jusque dans ses plus grands écarts, méthodique dans sa folie, rêvant, je le veux bien, mais évoquant en rêve des visions qui sont tout de suite acceptées et comprises d’une société entière, comment la fantaisie comique ne nous renseignerait-elle pas sur les procédés de travail de l’imagination humaine, et plus particulièrement de l’imagination sociale, collective, populaire ? Issue de la vie réelle, apparentée à l’art, comment ne nous dirait-elle pas aussi son mot sur l’art et sur la vie ?

    Nous allons présenter d’abord trois observations que nous tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-même que sur la place où il faut le chercher. "


    EDIT : étant en train de découvrir ce texte, je propose rapidement une comparaison assez audacieuse et fortement improvisée entre la vision du rire que donne Bergson et ce qui serait, peut-être (mais je n'ai aucune légitimité pour le défendre) un point de vue bouddhiste.

    "Voici le premier point sur lequel nous appellerons l’attention. Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau ; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, n’a-t-il pas fixé davantage l’attention des philosophes ? Plusieurs ont défini l’homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y imprime ou par l’usage que l’homme en fait. "

    Ce premier point me semble dualiste lorsqu'il oppose l'homme à l'animal ; et partant un peu trop limité. C'est une prémisse utile pour définir un champ à étudier. Mais les animaux ne rigolent-ils pas eux aussi ? Je crois que l'erreur ici, ce serait de ne pas prendre en compte un point de vue "phénoménologique" : ce n'est pas qu'il n'y a pas de "comique en dehors de ce qui est proprement humain", mais plutôt que le regard que l'on porte sur le monde est toujours humain ("humain, trop humain", dirait Nietzsche). Il donne un caractère au rire ("humain") qui en réalité provient du regard ("humain") avec lequel il (ou "on") le regarde. Ceci rejoindrait Dogen dans Soutras des montagnes et des eaux : l'eau n'est pas la même chose pour un homme et pour un dragon. Le monde expérimenté dépend de la nature de celui qui l'expérimente. Le rire pour l'homme a l'air humain ; pour les Dieux et les dragons, le rire doit avoir l'air soit divin, soit dragonique..


    Peu après : "Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel."  --> Quid du rire anxieux qui sert à évacuer ou exorciser une situation dérangeante où l'on est tout sauf "calme" ?

    Je ne poursuivrai pas point par point une lecture critique qui serait bien trop longue ; mais si j'adore Bergson, et si je pense qu'il y a un grand intérêt à lire ce livre, je crois aussi que la qualité du raisonnement et la beauté de la langue n'empêchent pas cette investigation (et je dis cela en étant uniquement sur le "seuil" du livre) d'être finalement un peu approximative.


    EDIT² :   "Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules. Combien d’actions humaines résisteraient à une épreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup d’entre elles passer tout à coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. "    (toujours Bergson sur le rire)

    Il y a vraiment quelque chose de génial dans ce passage ; effectivement, la charge émotionnelle avec laquelle on aborde un évènement est en grande partie responsable de la portée de cet événement. Mais s'il aborde ici, finalement, l'importance du pôle de réception dans l'évènement, il ne prend pas en compte l'existence de cas rares de "rires tendres ou émus" ; ceci me laisse penser que dans l'ensemble de son ouvrage, la finesse des analyses sur le rire sera réjouissante ; mais que liant le rire à une manifestation d'un imaginaire collectif, d'une représentation de l'homme tel qu'il est "globalement" dans telle société, l'approche généralisante fera du propos de Bergson un ouvrage plus pertinent sociologiquement parlant que philosophiquement parlant.




    EDIT 3 : ce sera le dernier, promis. Mais ce passage est si magistral que je ne pouvais pas ne pas le citer, et en gras !

    "Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si l’on pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout à coup de s’asseoir par terre. On rit de ce qu’il s’est assis involontairement. Ce n’est donc pas son changement brusque d’attitude qui fait rire, c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse. Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. C’est pourquoi l’homme est tombé, et c’est de quoi les passants rient.

    Voici maintenant une personne qui vaque à ses petites occupations avec une régularité mathématique. Seulement, les objets qui l’entourent ont été truqués par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l’encrier et en retire de la boue, croit s’asseoir sur une chaise solide et s’étend sur le parquet, enfin agit à contre-sens ou fonctionne à vide, toujours par un effet de vitesse acquise. L’habitude avait imprimé un élan. Il aurait fallu arrêter le mouvement ou l’infléchir. Mais point du tout, on a continué machinalement en ligne droite. La victime d’une farce d’atelier est donc dans une situation analogue à celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la même raison. Ce qu’il y a de risible dans un cas comme dans l’autre, c’est une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne. Il y a entre les deux cas cette seule différence que le premier s’est produit de lui-même, tandis que le second a été obtenu artificiellement. Le passant, tout à l’heure, ne faisait qu’observer ; ici le mauvais plaisant expérimente. "


    Le lien avec zazen me paraît ici si évident (si on voulait faire une lecture comparative sous le regard bouddhiste, tel que j'avais annoncé vouloir tenter de le faire) que je ne développerai même pas. Parce qu'aussi mon message devient de plus en plus atrocement long.

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