Déjà, il y a une quinzaine d'années, j'avais fait observer au dojo de Montpellier que les gens récitaient le sûtra du Coeur en sautant systématiquement un mot, au profit d'une syllabe muette, et que ce mot n'était en rien anodin, puisqu'il désignait précisément la pratique.
Autrement dit, ces bonnes gens récitaient "Le bodhisattva Avalokiteshvara, par la profon-DEU de la prajña paramita". (KANJIZAI BOSA TSU JIN HANNYA HARAMITTA). Lorsque je le leur ai dit, je me suis fait rabrouer au prétexte que je n'aillais pas faire changer une tradition.
Pourtant, quelques jours après, lors d'une projection d'un film où l'on voyait maître Deshimaru gravir une montagne dans la neige au son de la récitation du Sûtra, j'entendais nettement que lui, prononçait le GYO.
Rien n'y a fait. Un pratiquant m'a raconté l'autre jour comment un jour Yuno WHO lui avait dit que GYO ne se prononçait pas. Il a fallu l'intervention des Japonais de la Sotoshu pour qu'il change d'avis, et il semblerait qu'aujourd'hui, plus personne à l'AZI ne fasse cette faute: mais il y a fallu l'autorité.
Au début du mois, j'étais à Kyôtô un dimanche, et j'ai voulu aller visiter le Nanzenji, un temple Zen assez important. Je suis arrivé là alors qu'avait lieu une cérémonie publique, et là j'ai été étonné d'entendre les bonzes prononcer très clairement toutes les syllabes du sûtra comportant un U comme un U (ü, en allemand). Donc, non pas SHO KEN GO OUN KAI KOU YAKOU, mais bien SHO KEN GO UN KAI KU YAKU.
Comme, quelques jours plus tard, j'ai eu une conversation avec un ami japonais qui n'arrivait pas à prononcer le son français OU, j'ai bien été obligé de faire 2 + 2 = 4 et de réaliser que les japonais prononcent ü et non pas ou. Or, lorsque j'ai fait part de cela à quelqu'un qui a déjà été au Japon, (mais je parle pas nippon), il m'a dit ne s'en être jamais rendu compte.
Avant l'introduction de l'imprimerie, les livres étaient recopiés à la main. Lorsqu'on recopiait un livre ancien, avec des expressions passées de mode ou ayant changé de sens, parfois le copiste se retrouvait devant une phrase qui pour lui n'avait aucun sens, et "corrigeait" le mot; un exemple typique de cela est l'histoire de la pantoufle de vair dans le conte de Cendrillon. Le vair était une fourrure au Moyen-Age, mais il semble que dès le XVII° siècle, plus personne ne savait ce que c'est. On "corrigeait" donc le terme "vair" en "verre". D'où l'origine de la pantoufle de verre (traduite très tôt en anglais par "glass slipper"), absurde mais indéracinable. Il en va de même avec l'expression "autant pour moi" "corrigée en "au temps pour moi" qui n'a aucun sens, mais dont l'erreur est si ancienne, qu'on arrive à la justifier par son ancienneté.
C'est pourquoi je pense qu'il est important de rester disponibles et de ne pas donner à la "tradition" une importance plus grande que celle qui est la sienne. Car une erreur traditionnelle n'en est pas moins une erreur...