SENEQUE
Entretiens & Lettres à Lucilius
Robert Laffont/Bouquins 1993
Traduction Paul Veyne
Livre premier, Lettre 1
« sur l'emploi du temps - que faire de son temps ? »
(traduction de cette lettre revue et corrigée par Antoinette Novara)
Entretiens & Lettres à Lucilius
Robert Laffont/Bouquins 1993
Traduction Paul Veyne
Livre premier, Lettre 1
« sur l'emploi du temps - que faire de son temps ? »
(traduction de cette lettre revue et corrigée par Antoinette Novara)
1 Oui, tu feras bien, cher Lucilius : entreprends de te libérer toi-même. Jusqu'ici on t'arrachait ton temps ou on te le dérobait, ou encore tu l'égarais. Réunis ce capital et ne le laisse plus se perdre. Dis-toi bien que c'est vrai à la lettre : il est des instants qu'on nous arrache, il en est qu'on nous escamote, il en est aussi qui nous filent entre les doigts ; la perte, à dire vrai, n'est jamais aussi sordide que lorsqu'elle est due à la négligence. Aussi bien, si tu veux bien voir les choses, la plus grande partie de la vie se passe à mal faire, une grande part à ne rien faire et la totalité de la vie, à faire autre chose que ce qu'il faudrait.
2 Peux-tu me nommer un seul homme qui sache que le temps a un prix, qui fasse l'estimation de la valeur de la journée et qui réalise qu'il meurt un peu chaque jour ? Là est l'erreur, en effet : nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'une grosse partie de la mort est déjà dans notre dos ; tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence appartient à la mort. Fais donc, cher Lucilius, comme tu me l'écris : saisis-toi de toutes tes heures. Ainsi tu dépendras moins du lendemain, pour avoir opéré une saisie sur le jour présent. La vie court, pendant qu'on la remet à plus tard.
3 Rien, Lucilius, ne nous appartient ; seul le temps est à nous. Ce bien fugitif et glissant est l'unique possession que nous ait départie la Nature, et peut nous en chasser qui veut. Telle est la folie des humains, qu'ils se sentent redevables du moindre cadeau peu coûteux qu'on leur fait, cadeau remplaçable en tous cas, mais que personne ne s'estime redevable du temps qu'il a reçu en partage, alors que le plus reconnaissant des hommes ne pourrait le rendre.
4 Tu me demanderas peut-être comment je me comporte, moi qui te propose ces belles maximes. Je l'avouerai tout franc : mon cas est celui d'une personne qui mène grand train*, mais qui a de l'ordre ; mon registre de dépenses est bien tenu. Je n'ai pas le droit de dire que je ne perds rien ; mais je dirai ce que je perds, et pourquoi, et comment. Je rendrai compte de ma pauvreté. Au reste, je me trouve dans le cas de la plupart des gens ruinés sans qu'il y ait de leur faute : tout le monde vous excuse, nul ne vous assiste.
5 Comment conclurons-nous ? Il n'est pas pauvre, à mon avis, celui qui, si peu qu'il lui reste, s'en accommode. Pour toi cependant, je préfère que tu ménages ton avoir. Et tu commenceras en temps utile. Ainsi en jugeaient nos père : « Tardive épargne, quand le vin touche à la lie ». Ce qui séjourne au fond du vase c'est très peu de chose, et c'est le pire.
* Sénèque ne veut pas dire qu'il mène un grand train de fortune, mais qu'il dépense largement soon temps, qu'il déploie beaucoup d'activité chaque jour.