Comme le message qui suit est assez long, je me suis amusé à mettre des titres pour essayer de résumer et d'alléger un peu la lourdeur du propos.
1 - Introduction généralisante : le bouddhisme est bien une religion où la foi a un rôle à jouer.On dit aussi, dans certain dojos, que le mouvement des mains faisant gassho est moins un acte de dévotion pure type "prière" qu'une façon de faire se rejoindre les extrêmes en une seule voie (voie du milieu des deux mains qui se rejoignent, symbole de l'inter-dépendance etc.). Mais globalement, c'est le problème : la dévotion bouddhiste est une dévotion expérimentale et philosophique. Ce qui est dur à appréhender pour nous, habitués à une autre forme de dévotion propre aux monothéismes (pour le dire vite et ne pas nuancer). Les bouddhistes disent parfois plein de "trucs" pour ne pas apeurer l'occidental qui craint de tomber dans une "secte" au sens négatif du terme, et qui nourri de positivisme scientifique et matérialiste, souhaite fort ne pas passer pour le dindon de la farce. Alors on dit "non-non, ce n'est pas de la soumission, ce n'est pas de la dévotion, tu ne risques rien, tu ne vends pas ton âme au grand Bouddha, d'ailleurs Bouddha n'est pas un Dieu aucune crainte, et le bouddhisme est une philosophie, pas une religion". Ce genre de conneries rassurantes, on les entend souvent ; vous avez déjà du les croiser.
Mais c'est bien de la foi. Une foi expérimentale qui use aussi du symbole pour faire entrer bien profondément dans notre corps-esprit le Zen, la Vérité, un "quelque chose", pour s'habituer tout entier à une autre perspective. C'est bien un acte religieux que de faire une prosternation. Sauf que, malgré ce qu'on a tendance à penser en France, en Occident peut-être : le religieux ne veut pas forcément dire l'obscurantisme crétin et irrationnel. A ce moment du développement, en général, on rappelle l'étymologie du mot "religion" : qui "relie", pour dédiaboliser le truc, mais ça ne marcherait pas ici, parce que "religion" est un mot issu du latin, pas du sanskrit ni du pali.
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2 - Développement : les prosternations comme sport et comme technique d'encodage à un niveau plus profond ("inconscient" ?) d'un rapport au monde basé sur le Dharma.
Quand j'ai découvert et été pratiquer dans un dojo, j'avais un point de vue plutôt anarchiste, athée, anti-religieux. Me prosterner me semblait être une négation de la dignité personnelle, de l'indépendance d'un être, et j'avais de très forts a-priori négatifs sur cette pratique.
J'ai beaucoup changé depuis, tout en ayant du mal à me débarrasser d'une petite dose d'ironie impie...
D'abord, parce qu'après un zazen de 40 minutes, il y a parfois une nécessité physiologique à faire du
sport, pour déplier les jambes, détendre le dos. Pour ça, les prosternations, c'est un peu de super squats améliorés, voir du yoga. Je n'arrive que depuis peu à remonter sans perdre l'équilibre, avec les mains jointes, à la fin de la première prosternation.
C'est certainement le moins bon des arguments, le plus prosaïque, mais je suis persuadé qu'il a son importance, plus qu'on ne pourrait le croire...
Ensuite, et c'est là l'argument le plus sérieux, en lien avec ce qui a été rappelé ci-dessus, je cite le premier message :
"Le Bouddha en tant que Dharmakaya signifie que le Dharma est lui-même Bouddha. La façon dont sont les choses, le réseau de la co-production conditionnée, la réalité de tous les êtres est en soi Bouddha."
et que Kaïkan rejoint un peu je pense lorsqu'il écrit :
" La prosternation n'est pas devant un être particulier mais c'est envers tous les êtres sensibles de tout l'univers, parce qu'ils sont tous concernés par dukkha."
en lien donc avec cette réalité de la nature de Bouddha, de l'inter-dépendance, je crois qu'il est sain, dans la pratique, de considérer tous les êtres vivants comme un maître, comme un Bouddha. C'est une position beaucoup plus cohérente pour un "anarchiste" (mais ce mot n'est qu'une étiquette bien artificielle), et cela m'a amené à y trouver un vrai sens, un intérêt profond, qui se prolonge dans la vie quotidienne : le monde devient soudainement plus riche quand chaque être est considéré comme un maître, comme ayant quelque chose à nous apprendre, une énergie à nous transmettre, un rapport au monde différent qui, malgré des défauts, peut être aussi une forme de réponse juste ; je pense par exemple à une personne colérique, qui pourrait nous agacer par sa colère. Si on laisse tomber le jugement, on peut alors voir la colère de cette personne colérique comme une énergie forte, la capacité de répondre de manière juste à certaines situations où la colère serait de mise. Peut-être qu'au moment où il s'énerve ce type qui s'énerve se trompe, mais, dans l'absolu, le mouvement "se mettre en colère" a quelque chose de beau, d'utile, c'est peut-être le signe, le trait personnel qui fera de cette personne un Bouddha particulier "à la fin".
Les prosternations, pour moi, signifie ce truc : il y a partout une graine d'éveil qui traîne, chez tout le monde, on ne peut pas vraiment la connaître, on la ressent, on l'aperçoit parfois, et elle est à l'image de la notre, et on la respecte chez Bouddha, chez tout le monde, on lui dit : "Ok, je sais pas trop ce que ça donne, je sais pas trop ce que je fous, mais vas-y, pousse, grandis, en moi et chez les autres, étudions tout ça, suivons le sentier octuple, et peut-être que quand la graine aura donné un arbre, on aura moins chaud, moins soif, moins mal. Ca serait déjà pas mal. Si ça se trouve, ça ne sera pas un "moins" mais une "extinction" : nous n'aurons ni chaud ni froid, ni soif ni douleur. Peut-être le nirvana. Peut-être pas. Pas grave. Mushotoku, essayons sincèrement, totalement, prosternons notre corps-esprit entièrement vers ce chemin, et on verra par nous-même, par notre pratique. Ca sera pas pire que de s'en foutre et de ne rien faire, pas pire que de ne pas donner une chance à cette graine d'éveil."
3 - Anecdote : Trump au lieu de Bouddha.En guise d'élargissement et pour conclure : récemment, j'ai vu passer dans un groupe facebook américain sur le zen soto, une vidéo où un prêtre zen avait placé, à la place de Bouddha, un portrait de Donald Trump. L'idée était, je pense, d'insister sur le fait que même des gens qu'on n'apprécie pas forcément -il y a une tendance anti-Trump assez ancrée dans le bouddhisme américain- ont la nature de Bouddha. Donc, au-delà des réticences qu'on peut avoir, il y a beaucoup à explorer autour de ces prosternations, qui sont très différentes des actes de dévotion des monothéismes (et en tant qu'occidentaux, c'est par rapport à ce qui signifie la dévotion dans les monothéismes qu'on connaît bien qu'on se fait un a priori sur les signes de dévotions du bouddhisme, qui ne sont pas forcément les mêmes...) mais qui sont quand même des actes de dévotion visant au moins à explorer l'inter-dépendance, et à l'accepter, à la faire soi (et non-soi, puisque faire "soi" l'inter-dépendance c'est déplacer le soi au point de lui faire perdre son sens habituel).