Les étrangers du train
(traduction de l'anglais par Lydie Echernier)
Cette histoire vraie a été vécue et relatée par un moine de Gyudmed Datsang et peintre de thangka, Yeshe Dorje, et éditée par Julia Hengst.
"Récemment, je pris le RER de Union Station à West Covina, à Los Angeles. Le trajet dure quarante minutes. Parce que c'était l'heure de pointe, le train était plein et il restait seulement deux sièges. Par chance, j'obtins l'un d'eux. Je m'assis côté couloir, et le siège adjacent côté fenêtre était vide.
Quelques secondes plus tard, un homme corpulent monta et scruta le wagon à la recherche d'une place. Il aperçut le siège vide à côté de moi et, en disant : "Excusez-moi", il passa devant moi et s'assit. Il tenait à la main un petit sac en papier brun portant l'inscription "sandwich". Après s'être assis, il se tourna vers moi et m'observa de la tête aux pieds.
"D'où venez-vous ?, me demanda-t-il.
- Je suis Tibétain, dis-je.
- Est-ce la tenue tibétaine normale ?
- Non, c'est mon uniforme, répondis-je.
- Etes vous religieux [ndlt: en anglais, l'expression "religious person"
veut à la fois dire "religieux" et "croyant"]?" demanda-t-il.
- Je ne sais pas exactement ce que vous entendez par "religieux", donc je
ne peux pas dire si je le suis ou non, mais je suis un moine, dis-je. Et vous?"
Il ouvrit le petit sac en papier et en sortit une bouteille d'alcool à
moitié vide.
"C'est ça ma religion," dit-il.
Je me sentis mal à l'aise, mais je pris une minute pour réfléchir et me remémorer qui j'étais à ce moment précis, où je me trouvais, et quelle était la meilleure façon d'agir.
Il but une gorgée et ferma les yeux quelques secondes. Il regarda mon visage, encore et encore, et ses yeux trahissaient que quelque chose l'intriguait.
- Etes-vous marié?" demanda-t-il.
- Non, dis-je.
- Avez-vous déjà eu une femme?" demanda-t-il.
- Jamais, répondis-je.
- Avez-vous une petite amie?"
- Non, dis-je.
- Quel âge avez-vous?" dit-il.
- J'ai 45 ans."
Il me dévisagea et remua. Il fit aller et venir sa bouteille d'alcool de
sa main droite à sa main gauche, me signifiant que l'idée lui semblait
bizarre. Je savais que mes réponses nous avaient mis tous deux dans une
position inconfortable, aussi essayais-je de me relaxer et de considérer
cet homme comme mon meilleur ami.
"C'était juste pour rire ; j'ai une très belle femme, dis-je.
- Vous savez quoi? Je savais que vous rigoliez!, dit-il. Dites m'en plus
à propos de votre femme.
- Son nom est Voeux du Vinaya, dis-je.
- Quand vous êtes-vous marié ? demanda-t-il.
- Quand j'avais neuf ans, dis-je.
Il hurla pratiquement:
- Je vous ai demandé quand vous vous êtes mariés!
- Oui, Je me suis marié à l'âge de neuf ans.
- Vous rigolez. Dites-moi la vérité, m'intima-t-il.
- Je vous dis la vérité. Il y a un certain nombre de choses qui ont lieu
dans mon pays que vous ne croiriez pas. Par exemple, certains hommes ont
neuf femmes, d'autres ont cinq femmes", lui dis-je.
Son visage s'éclaira visiblement, comme si mes mots répondaient
parfaitement à ses attentes.
"Combien de femmes avez-vous?, demanda-t-il.
- J'ai juste trois femmes, dis-je.
- Cool! J'ai deux femmes - pas autant que vous, mais j'ai de la chance
parce qu'il n'y a aucun risque qu'elles se rencontrent jamais.
- Où vivent-elles? demandais-je.
- L'une vit à Korea Town [ndlt: district de Los Angeles], l'autre à Azusa
City [ndlt: ville du comté de Los Angeles]", dit-il.
Je lui dis:
"Je suis vraiment chanceux car mes trois femmes sont amies - elles ne peuvent pas vivre les unes sans les autres.
- Wouah! Dites-moi comment elles parviennent à vivre en paix ensemble!,
dit-il.
- Ma femme la plus âgée, Voeux du Vinaya, est très paisible et ne cause
jamais de problème; elle ne ferait pas de mal à une mouche. Elle est
généralement calme et tranquille. Elle aime aider les autres et ne leur
fait jamais de mal. Les deux autres la respectent comme leur grande
soeur. Ma seconde femme s'appelle Voeux de Bodhisattva. Elle est très
occupée à prendre soin de toute la famille et même de nos voisins. Elle
est très volontaire.
Ma plus jeune femme est Voeux Tantriques. Elle est très belle et sexy,
mais aussi un peu fofolle. Voeux de bodhisattva prend soin d'elle comme si
elle était son enfant. Si je n'avais pas Voeux de Bodhisattva pour
femme, j'aurais divorcé de Voeux Tantriques il y a plusieurs années
déjà. Je ne peux pas m'occuper d'elle, et ma première femme non plus.
Seule Voeux de Bodhisattva peut s'en charger. Je suis fier de ma
famille, dis-je.
- Et si je vous présentais à tous mes deux femmes?" demanda-t-il.
- Je ne pense pas.", dis-je.
Puis nous entendîmes une annonce disant que nous arrivions à la station
de West Covina.
"A bientôt mon ami," dis-je.
"Passe une bonne journée, mon ami," répondit-il."
Mandala Magazine, décembre 2007-janvier 2008