Tout le monde tient le beau pour le beau,
C’est en cela que réside sa laideur,
Tout le monde tient le bien pour le bien,
C’est en cela que réside son mal.
Je trouve que cette strophe du deuxième chapître du Tao-tö king (Lao-tseu), est très largement éclairante sur le sujet qui nous intéresse. En effet, elle révèle que les étiquettes et les interprétations que nous attribuons aux événements de notre vécu, sont toujours limitatives quant aux formes de réactions qui découleraient de ces interprétations. (Ce sera certainement pour cette raison que les taoïstes développeront le concept du Non-agir que je n'évoquerai ici qu'en filigrane si je puis dire.)
Par exemple, si nous tenons la nature pour belle, qu’adviendra t’il si nous ne ressentons pas l’émotion adéquate qu’exigerait cette considération, face à un arbre ou à une montagne. Serait-ce qu’il nous manquerait quelque chose pour expérimenter cette beauté ? Et ce manque, comment ne s’imposerait-il pas à notre esprit, nous empêchant de cette manière d’éprouver cet arbre tel que cela nous est donné de l’éprouver lorsque nous n'en attendons rien, dans des formes de nuances indescriptibles et inqualifiables que la notion de beauté même ne saurait englober, plus, que l'attachement à cette notion déroberait à notre expérience de cet indescriptible ?
Autre exemple, si nous tenons telle action pour mauvaise et si nous nous tenons exclusivement à cette considération, qu’adviendra t’il de la position qu’il nous faudra adopter en réaction à cette considération, car n'est-ce pas, celle-ci exigera nécessairement de notre part une telle réaction, cette dernière étant nécessairement conditionnée par cette considération dont elle dépendra ? Ne nous boucherons-nous pas la vue quant aux infinies possibilités de traiter l'information que véhicule cette action ?
C’est ce qu’il me semble que Brice Morot, dans la conférence que Kaïkan a publié, cherche à nous expliquer. En effet, dire qu’une action peut être considérée au-delà du bien et du mal, quelqu'en soit son atrocité, ce n’est pas nier cette atrocité, c’est juste voir, comme le suggérait fonzie, que dans le fait qui, pourrions-nous dire, s'impose à nous, de ne considérer en une chose que son aspect délétère, c'est-à-dire, lorsque nous ne considérons que ce seul aspect des choses ou plus exactement encore, lorsque nous ne développons pas sciemment, volontairement, notre capacité à élargir notre point de vue et à le nuancer, eh bien, en conséquence, nous nous privons par là même de la possibilité d'agir de manière nuancée, ce sera alors, à l'extrême, la loi de l'oeil pour oeil. Bien-sûr, il n'y a pas de limites à cette possibilité de nous parfaire au travers de cette volonté d'ouverture : Tchouang-Tseu ne dit-il pas au sujet de La Grande Vallée, qu'elle est le lieu où l'on verse sans jamais remplir et où l'on puise sans jamais épuiser?
C'est pourquoi, pour conclure, je dirais que si je devais définir l'un des points propre à une forme de sagesse, je dirais à propos du sage, qu'il serait celui qui serait en capacité de connaître sans connaître, c'est à dire, qu'il serait toujours capable de considérer qu'il existe, hors de la connaissance relative qu'il formule, la potentialité d'une formulation d'une autre, voire d'une infinité d'autres connaissances relatives tout aussi justes et de ce fait complémentaires à celle qu'il énonce, connaissances qui seraient propres à l'objet qu'il se propose d'étudier. Ce sage aurait donc toujours la vision profonde que la connaissance qu'il exprime est imparfaite, puisque ne pouvant embrasser l'infinité des relativités propres à l'objet de son étude.
Bien sûr, il n'est pas ici question de la connaissance silencieuse, qui par nature ne dépend pas d'un objet spécifique qui devrait être connu...