Abandonner corps et esprit.
C'est cette phrase qui est censée avoir fait exploser toute conception chez Dogen, que Nyojo, son maître, a proféré en frappant son voisin qui s'était endormi pendant zazen.
Autrement dit, le satori de Dogen, sa grande compréhension.
Mais que veut dire cette phrase??
Shin jin : deux caractères se traduisant par corps, et esprit. Corps pouvant signifier aussi "en personne", et le deuxième caractère pouvant signifier le coeur, l'âme. Quelque chose d'intime à la personne.
Donc corps et esprit, ou coeur en personne.
Mais l'important c'est que ça ne désigne pas un corps plus un esprit, mais un être dans son ensemble, un corps-esprit.
Datsu, signifie enlever, ôter, retirer, déshabiller.
Raku veut dire tomber, chuter.
Donc ce qu'on traduit par abandonner, parfois par rejeter (qui selon moi ne correspond pas bien comme traduction), exprime un dépouillement, quelque chose comme un dépouillement qui tombe de lui-même.
Le corps esprit, l'être entier qui tombe, se dépouille de soi-même.
la traduction par "rejeter", à mon sens implique que quelqu'un rejette quelque chose.
Or il semble que la sémantique de la phrase signifie clairement l'insaisissabilité de qui abandonne quoi, qu'il n'y a pas un acteur à un abandon de soi-même, que personne ne peut voir ni faire ce truc dont il s'agit, par une formulation qui en fait n'est ni vraiment active, ni vraiment passive.
Il y a un être, un corps esprit un, et ça tombe et se dépouille, ça ne se tient pas de soi-même.
Si on regarde bien l'histoire de Dogen, quand il entendit cette phrase, blam, il comprit.
Comment, pourquoi, allez savoir.
Vous arriver à saisir, vous, le moment où ça se produit quand vous comprenez?? Vous êtes dans l'expérience, avec elle, vous êtes l'expérience elle-même.
Donc vous vivez la chose, vous ne la regardez pas de l'extérieur. Mais vous la vivez tellement pleinement, que nous n'avez pas besoin qu'on vous dise à quoi ça pourrait ressembler : vous le savez sans justification.
C'est, et puis voilà.
Donc il alla voir Nyojo dans sa chambre. Et lui raconta. Lui dit qu'il avait abandonné corps et esprit.
Alors Nyojo lui répondit : datsu raku shin jin.
Qu'on pourrait peut-être tenter par traduire par : abandonnés ont été corps et esprit.
En gros il confirma à Dogen son éveil, en lui formulant la phrase dans l'autre sens.
Lui retirant l'épine du pied de se confirmer lui-même, l'inscrivant dans une relation, et donc dans une transmission.
Qu'est-ce qui justifie la compréhension??
Rien, ai-je envie de dire.
Plein de gens me disent que je n'ai pas besoin qu'on me confirme, par exemple, quand je dis certaines choses. Que c'est satisfaisant, juste, et se suffit.
de cela je ne suis pas d'accord. Le maître confirme, ce n'est pas pour justifier sa présence, mais pour que le disciple soit délivré de se certifier lui-même, de définir son identité.
Car ce serait comme un enfant qui se nomme lui-même : rien de mieux pour devenir cinglé.
On a besoin d'un père, parce qu'on n'est pas fini. On est en devenir.
Je lisais Didier Dumas, ce psychanalyste très intéressant, qui racontait qu'en fait c'est l'enfant qui fait le père.
On pourrait dire de même pour le zen : c'est aussi le disciple qui fait le maître.
Le maître se délivre en certifiant...certifiant authentiquement.
Mais il se délivre car il assume ce qu'il est. En fait il ne se délivre de rien.
Ce n'est pas qu'il y ait un corps esprit substantiel à abandonner.
Pas plus qu'il n'y a pas de corps esprit substantiel qui serait déjà sans identification, qui n'existerait pas.
C'est surtout que l'on peut prendre le problème au sens positif, au sens négatif, c'est encore regarder un objet sans le toucher.
Parce que Dogen a compris cela, mais autour de lui, il y a eu des heures de zazen à s'observer être, il y a eu une relation avec un maître qui le guide vers l'autonomie. Vers une verticalité assumé, et une horizontalité du lien assumée aussi.
C'est à dire que cet aboutissement qui devient aussi un point de départ qu'est shinjin datsu raku, vient d'une longue et acharnée exploration de soi-même jusqu'au fond des choses, en relation avec la réalité, jusqu'à ce qu'il soit perçu qu'il n'y a rien qui ait à disparaître une fois que ça disparaît : ça réapparaît quoi qu'il en soit sous une autre forme!
Si on se retourne comme un gant, en fait on est le même mais dans un autre sens : shin jin datsu raku, datsu raku shin jin.
L'éveil est-il un abandon, une attitude négative, ou est-ce une chose à comprendre, un état à atteindre, une attitude positive???
et si en fait c'était à la fois les deux, et en même temps rien de tout cela????
Et si c'était un épuisement du langage, du corps, de la pensée,, en eux-même, jusqu'à voir que de toutes façon ça vit, on vit quand même, quoi qu'il en soit??? Et que ça se remet à parler, à faire, à penser??
En fait, le zazen ultime du zen soto est sans mérites, sans but, sans esprit d'obtention.
C'est là qu'on crée les meilleures oeuvres.
C'est là que le musicien est le meilleur, quand il ne pense pas à être le meilleur, mais quand il devient ce qu'il joue.
C'est là que l'artisan devient le meilleur, quand il ne pense plus à ce que ça lui rapporte, à que ça soit beau, mais quand il fait de son mieux sans espoir pour lui.
C'est quand on fait ça avec un amour qui ne se pense plus lui-même.
Ce qui ne l'empèche pas d'exister vraiment.
L'Eveil ne cesse pas pour autant d'exister.
Mais il n'y a plus la tension vers l'éveil qui l'empèche de se manifester dans ce corps esprit. La tension disparaît dans l'attention.
et l'Eveil est, à travers ce corps esprit qui cesse d'y faire obstacle en voulant être conscient de soi-même.
On laisse l'Eveil nous être.
Cela ne veut pas dire qu'on est passif, mais pas qu'on est actif.
Cela ne veut pas dire qu'on y arrive sans efforts.
Mais cela veut dire qu'arrivé au sommet de la montagne, après bien des efforts, on n'a plus besoin d'y penser, d'en refaire, on n'a plus besoin de se fatiguer à encore marcher.
On peut poser son sac, se reposer, et jouir à fond du panorama. De voir qu'on peut croire avoir conquis quelque chose, mais qu'en fait on surplombe cette immensité tout en restant tout petit face à elle....car on doit redescendre!
Dong