KOKÛ
L'espace
Ko signifie "vacant" ou "vide," et kû signifie "l'air," "l'espace," ou la "vacuité." De sorte que kokû signifie "espace." L'espace et le temps sont des concepts fondamentaux en philosophie depuis l'Antiquité ainsi que dans les sciences; même dans l'Inde antique on discutait souvvent de la nature de l'espace et du temps. Et cette tradition a influencé le Bouddhisme, de sorte que la nature de l'espace et du ttemps devinrent un sujet très important dans le Bouddhisme indien. Le sujet a été transmis au Bouddhisme chinois, ce qui fait qu'il y a bon nombre d'histoires de maîtres bouddhistes chinois qui en discutent. Dans ce chapitre, maître Dôgen discute de l'espace. Il commence par citer une discussion à propos de l'espace entre maître Shakkyô Ezô et maître Seidô Chizô. Il donne sa propre explication, en citant un poème de maître Tendô Nyôjo, une discussion entre maître Baso Dô-itsu et un moine appelé Seizan Ryô, ainsi que les paroles du maître Vasumitra.
Parce que "cet endroit est là où existe quelque chose d'ineffable,"[1] c'est par la réalisation de ces paroles que les patriarches bouddhistes trouvent la cause de leur existence. Et parce que la réalisation de ces paroles par les patriarches bouddhistes passe naturellement de successeur authentique à successeur authentique, la peau, la chair, les os et la moëlle, réalisés en tant que corps tout entier[2], pendent dans l'espace.[3] Cet espace est au delà de catégories telles que les vingt sortes d'espace. [4] En général, comment l'espace peut-il se limiter à vingt sortes d'espace? Il y a quatre-vingt-quatre mille sortes d'espace et il se pourrait bien qu'il y en a d'innombrables en plus.
Le maître zen Shakkyô Ezô [5] de Bushû [6] demande au maître Seidô Chizô [7]: "Comprenez-vous comment il faut saisir l'espace?"
Seidô répond: "Je comprends comment le saisir."
Le maître dit: "Comment le saisissez-vous?"
Seidô saisit l'espace avec sa main.
Le maître dit: "Vous ne comprenez pas comment on saisit l'espace."
Seidô répond: "Comment le saisissez-vous, mon frère?" [8]
Le maître attrappe Seidô par les narines et tire.
En grognant de douleur, Seidô dit: "C'est très brutal de tirer sur les narines à quelqu'un, mais j'ai pu directement me libérer."
Le maître dit: "En saisissant directement ainsi, vous auriez du le comprendre dès le départ." [9]
Les paroles de Shakkyô, "Comprenez-vous comment il faut saisir l'espace?" demandent "Etes-vous, vous aussi, le corps parfaitement réalisé en tant que mains et yeux?" [10] Seidô répond "Je comprends comment le saisir." L'espace est une seule masse pure, qui, une fois touchée, est souillée. [11] Comme il est souillé, l'espace est tombé par terre. [12] Les mots de Shakkyô "Comment le saisissez-vous?" signifient "Même si vous pouviez l'appeler 'tel que c'est', [13] vous l'avez déjà changé." Et même si c'est comme ça, en changeant avec lui, l'ainsi-venu [14] existe. Seidô saisit l'espace avec sa main: il s'agit juste de comprendre comment cehvaucher la tête d'un tigre; ce n'est pas encore comprendre comment attrapper la queue d'un tigre. Shakkyô dit "Vous ne comprenez pas comment on saisit l'espace." Non seulement Seidô n'a pas réussi à comprendre comment le saisir, mais il n'a jamais réalisé l'espace, même en rêve! Et quoi qu'il soit ainsi, [Shakkyô] ne veut pas lui décrire ce qui est profond et éternel. Les paroles de Seidô "Comment le saisissez-vous, mon frère?" signifient "Dites un mot ou la moitié d'un vous même, vénérable ancien! Ne vous fiez pas totalement à moi." Shakkyô saisit Seidô par les narines et tire dessus. Or, apprenons en pratique que Shakkyô a mis tout son corps dans les narines de Seidô. D'autre part, la réalisation est présente dans les mots qui [disent que] les narines ont tiré sur Shakkyô." Et, quoi qu'il en soit ainsi, l'espace est une unité et il bouscule. [15] Seidô grogne de douleur et dit, "C'est très brutal de tirer sur les narines à quelqu'un, mais j'ai pu directement me libérer." Auparavant, il pensait rencontrer quelqu'un d'autre, mais soudain, il s'est trouvé en mesure de se rencontrer lui-même. En même temps, souiller le Soi n'est pas admissible: [16] le Soi doit être pratiqué.
(à suivre)
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[1] 這裏是什縻処在 (SHARI ZE JÛ BI SHOZAI, ou, en lecture japonaise shari [wa] ko[re] shimo [no] shozai [zô]), est sous forme de question: "Cet endroit concret ici et maintenant est quel lieu?" c.-à-d., "Où est ceci?" Cependant, la phrase est généralement utilisée comme affirmation. Voir par exemple la conversation entre maître Rinzaï et maître Fuke dans le Shinji-Shôbôgenzô, première partie, no. 96.
[2] 渾身せる (KONSHIN seru), iou "intégré dans un corps," fait allusion à la première ligne du poème sur la cloche éolienne de Tendô Nyôjo. Voir plus loin.
[3] 掛虚空 (KA-KOKÛ), "pendre dans l'espace," fait aussi allusion à la cloche éolienne du poème. Cela décrit l'état véritable de toutes choses dans l'Univers en tant qu'entités qui existent dans l'espace.
[4] 二十空 (NIJUKÛ), "les vingt sortes d'espace" ou les "vingt sortes de vacuité," qui sont énumérées dans le Dai-hannya-kyô (la version chinoise du Mahâ-prajñâ-pâramitâ-sûtra) comme étant 1) 内空 (NAIKÛ), "l'espace intérieur," 2) 外空 (GAÏKÛ), "l'espace extérieur," 3) 内外空 (NAÏGAÏKÛ), "l'espace dedans et dehors," 4) 空空 (KÛKÛ), "l'espace en tant qu'espace," 5) 大空 (DAÏKÛ), "l'espace universel," et coetera. On cite généralement les vingt en connexion avec la doctrine de shûnyâta; c-à-d., 諸法皆空 (SHOHÔ KAÏ KÛ, "toutes choses et phénomènes sont totalement vides." Ainsi le sûtra explique-t-il que 1) les six sens sont transitoires, dépourvus d'existence propre, et donc vides; il s'agit là de la "shûnyatâ intérieure;" 2)les six objets des sens sont transitoires, dépourvus d'existence propre et donc vides: c'est là la "shûnyatâ extérieure;" 3) les organes des sens et leurs objet sont sont transitoires, dépourvus d'existence propre et donc vides: c'est là la "shûnyatâ intérieure et extérieure"; 4) le non-attachement à la vacuité de toutes entités intérieures et extérieures est "la vacuité de shûnyatâ elle-même"; 5) la totale vacuité de l'Univers dans les dix directions est la "shûnyatâ universelle"; et coetera. Voir aussi le , "Nous sommes originellement sans attachement aux vingt aspects de la shûnyatâ."
[5] Maître Shakkyô Ezô (dates inconnues), successeur de maître Baso Dô-itsu. C'était auparavant un chasseur. On dit qu'il se fit moine après être arrivé à la cabane de maître Baso alors qu'il poursuivait un chevreuil.
[6] District de la province de Jiangxi au sud-est de la Chine.
[7] Maître Seidô Chizô (735-814), lui aussi successeur de maître Baso Dô-itsu. Entré dans l'ordre de ce dernier alors qu'il n'avait que huit ans, il reçu les (250) préceptes à l'âge de 25.
[8] 師兄 (SUHIN), (litt., "maître-grand-frère"), terme de respect pour un moine ancien.
[9] Keitoku-dento-roku, chap. 6, et Shinji-Shôbôgenzô, 3° partie, no. 49.
[10] 通身是手眼 (TSÛSHIN ZE SHUGEN). Paroles de maître Dôgo Enchi; voir https://zen-et-nous.1fr1.net/t965p30-que-sont-les-croyances-dans-le-bouddhisme msg 42.
[11] Il s'agit d'une expression en chinois dont nous n'avons pu retrouver la source. L'expression suggère une légère critique de la part de Seidô pour ceux qui souillent l'espace avec un entendement intellectuel.
[12] 虚空落地 (KOKÛ RAKU CHI), "l'espace tombe par terre," ce qui laisse entendre que l'espace abstrait s'effondre. L'expression apparaît dans un sermon de maître Joshu Jushin. Ayant rabroué maître Seidô pour avoir souillé l'espace, maître Dôgen reconnaît la nécessité pratique de parfois souiller l'espace avec un entendement intellectuel humain.
[13] 如如 (NYO-NYO). 如 (NYO) signifie "tel quel" ou "ce qui est tel que c'est"; autrement dit, la réalité.
[14] 如去 (NYOKO) signifie "l'ainsi-venu" ou "la réalité qui passe" -- dans ce composé, 如 (NYO) peut se comprendre comme un adverbe, "ainsi," ou comme un nom, "réalité." D'une manière ou de l'autre, 如去 (NYOKO) exprime une réalité momentanée. De même, 如来 (NYORAÏ), qui représente le sanscrit tathâgata, peut s'entendre comme "ainsi-venu" ou "arrivé à la réalité."
[15] Ce qui est une allusion aux paroles de maître Goso-Hô-en "L'espace met des fleurs sur le brocart".
[16] 染汗自己即不得 (SOKAN-JIKO-SOKU-FUTOKU ou, en lecture japonaise, jiko [o] zenna [seba] sunawa[chi] futoku), allusion à l'expression célèbre de maître Nangaku Ejo "Pratique-et-expérience ne sont pas non-existantes, mais les souiller est inadmissible".