Voici un extrait de la préface d'une traduction italienne du Shobogenzo, réalisée d'après la traduction de Kosen Nishiyama, par Sergio Oriani (Dosen). Il donne quelques clés pour comprendre mieux le contexte d'écriture du Shobogenzo, et donc en faciliter l'abord.
Préface de la traduction italienne du Shobogenzo par Serge Oriani-d'après la version de Kosen Nishiyama.
Cadre chronologique général du Shobogenzo :
Quelques dates peuvent être utiles pour situer l'enseignement de Maître Dogen au sein de l'histoire du bouddhisme en Extrême Orient. Nous pouvons utiliser 1227 comme date de référence, c'est à dire l'année à laquelle il reçut la transmission.
Alors, se sont déroulées :
-1700 ans depuis la mort du Bouddha Shakyamuni(480 avant JC)
-1700 ans depuis la mort de Confucius (479 avant JC)
-1700 ans depuis la mort de Lao Tseu, si l'on accepte la tradition qui en fait le contemporain de Confucius.
-1166 ans depuis l'introduction du bouddhisme en Chine (61 avant JC)
-700 ans depuis l'arrivée de Bodhidharma en Chine (527)
-675 ans depuis l'introduction du bouddhisme au Japon (552)
-514 ans depuis la mort du 6e patriarche Houei Neng (Daikan Eno,638-713)
-360 ans depuis la mort de Lin Tsi (Rinzai Gigen, 867)
-326 ans depuis la mort de Tsao Chan (Sozan Honjaku, 840-901), et cela à environ trois siècles de la naissance de l'école Soto.
-99 ans depuis la compilation de l'Hekigan Roku, recueil de la Falaise Verte (1128)
De plus :
-3 ans après, furent compilés la collecte de koan appelée Mumonkan (1230)
-47 ans après, Marco Polo arriva en Chine
-315 ans après, arrivèrent les Jésuites au Japon (1542)
-626 ans après, les cuirassiers américains obligèrent le Japon à s'ouvrir à l'Occident, après deux siècles de strict isolement (1853)
Structure et langue du Shobogenzo :
La structure du texte :
La disposition traditionnelle des chapitres ne suit pas l'ordre chronologique d'exposition, ni celui de la transcription. Des 92 chapitres, 11 ne fournissent pas la date où ils furent prononcés ou écrits ; de ceux-ci, 4 sont privés de toute indication, 6 fournissent l'indication « compilé en 1255 (deux ans après la mort du Maître), et 1 relève la note « transcrit en 1288 ».
La distribution chronologique des 81 chapitres restants est particulièrement intéressante. On considère que Dogen, revenu de Chine en 1227, a commencé à enseigner peu après 1231, et est mort en 1253 ; il a donc enseigné environ 23 ans. Un tiers de ces discours a donc été prononcé dans une seule année (1243, l'année de l'assaut au temple et de son transfert à Fukui), et en une période de quatre ans (1241-1244) naissent les deux tiers de tous ses enseignements.
La langue du Shobogenzo :
Le Japon ne connut pas de forme d'écriture structurée avant 400 après JC, quand les premiers voyageurs importèrent de Chine les idéogrammes. L'introduction de tels idéogrammes (utilisés parfois pour leur seule valeur phonétique, ou parfois pour leur valeur sémantique) ne fut pas sans créer de confusion, jusqu'à la compilation, vers le 8e siècle, du premier alphabet syllabique de 47 signes, le Katakana. Au siècle suivant, le moine bouddhiste Kobo Daishi créa un second alphabet syllabique, le Hiragana.
A l'époque de Maître Dogen, la langue japonaise en tant que telle était donc relativement jeune ; les textes religieux étaient donc écrits exclusivement en chinois classique, dont la fonction était analogue à celle du latin dans l'Europe médiévale. Le même Dogen a écrit en fait deux Shobogenzo : le Shinji Shobogenzo qui est un recueil de 300 koans, écrits en chinois, et le Kaji Shobogenzo qui est le texte présenté ici.
Le Kaji Shobogenzo est le premier texte religieux important écrit en japonais, même s'il conserve des paragraphes entiers écrits en chinois. Les caractéristiques archaïques de la langue japonaise utilisée, et les insertions en chinois anciens rendent extrêmement difficile la compréhension du texte qui contient de nombreux passages dont l'interprétation est largement hypothétique même pour les spécialistes. Même les japonais, de nous jours, ne peuvent lire le Shobogenzo que s'ils est transcrit en caractères contemporains.
Cet état de fait justifie en lui-même la diversité qui existent entre les traductions en anglais actuellement disponibles, indépendamment de la compréhension effective du texte de la part du traducteur.
Matière utilisée dans le Shobogenzo :
L'enseignement donné par Dogen consiste, dans la plupart des cas, à commenter la matière culturelle préexistante. Il s'agit d'éléments qui constituent l'environnement culturel religieux des bouddhistes de l'époque, bien connus autant des laïcs que des moines.
Maître Dogen utilise essentiellement :
-L'enseignement bouddhiste de base contenu dans le Tripitaka (le Canon)
-Les sutras du Mahayana, et en particulier les textes de la Prajnaparamita élaborés en Inde, et ceux de l'école indienne Madhyamika (Nagarjuna) et Yogachara (Asanga et Vasubandhu). Maître Dogen montre une prédilection particulière pour le Sutra du Lotus, qui est le texte de base de l'école Tendai dont il provient, et pour le Sutra du Diamant.
-La vie des maîtres du Chan chinois.
-Les recueils de koans, qui, particulièrement pendant la dynastie Tang, subirent une réorganisation systématique et anthologique.
Ces divers éléments étaient l'air qui se respirait quotidiennement dans un monastère zen. Pour cette raison, maître Dogen utilise même dans son enseignement des extraits de citations (sans naturellement en fournir ni la source ni le contexte), comptant sur la connaissance par ses élèves, des passages ou épisodes auxquelles ils se réfèrent.
Pour un lecteur qui n'aurait pas une bonne connaissance des textes cités ci-dessus, cette particularité n'est pas sans créer quelques difficultés d'approche du Shobogenzo, en plus de celles de la langue. Beaucoup de phrases apparemment sibyllines, deviennent claires (au moins dans leur signification littérale) une fois retrouvée la référence juste dans les textes classiques du zen ou du bouddhisme Mahayana.
Un exemple parmi tant d'autres : dans le chapitre 31, Shoakumakusa, se trouve la phrase : « quand la nature originelle du karma est illuminée, nous voyons la véritable abstention, l'impermanence, et le karma qui cesse et qui ne s’arrête jamais, il y a seulement non attachement. » Dans ce cas, « le karma qui cesse et ne s’arrête jamais » est une affirmation obscure et contradictoire, que maître Dogen exprime sans aucune explication ni commentaire.
En réalité, l'assertion « cesse » et « ne s’arrête jamais » sont les deux réponses du koan « Hyakujo et le renard sauvage » (second cas du Mumonkan) et sont les points fondamentaux du chapitre 68, Daishugyo, où maître Dogen traite la question du karma à travers un commentaire au koan même.
La forme du Shobogenzo :
Le style déclaratif particulièrement difficile des enseignements de maître Dogen n'est pas la conséquence de l'incapacité des traducteurs occidentaux. Il est tout autant difficile pour ses propres auditeurs, et le maître, ici et là, l'admet ; il s'agit donc d'une forme qui a pour fonction la méthodologie didactique du zen, avec un rapport certain avec le style des koans et des recueils classiques comme le Hekigan Roku ou le Mumonkan.
Confucius, le grand éducateur de la Chine antique, disait que s'il indiquait un argument sous un angle, et que l'élève n'était pas en mesure de répondre avec les trois autres, il ne se serait pas répété. Cette parole de Confucius est citée dans les textes classiques zen pour indiquer que la capacité à « comprendre trois quand se lève un » est essentielle pour les étudiants de la Voie. )e principe de « ne pas tout dire » ou de « ne pas expliquer directement », de façon à induire les étudiants à produire le niveau d'effort nécessaire, s'affirme explicitement et implicitement dans différentes formes de littérature zen, et est appliquée par maître Dogen dans le Shobogenzo.