Grimper jusqu’au sommet de la montagne
Une interview de BHIKKHU BODHIInsight Journal, volume 19, Automne 2002,
Traduit par Pierre Dupin pour le Refuge.
source : http://dhammasukha.free.fr/outils/bodhi.htm
Question : Vous avez vécu dans un monastère de la Forêt à Sri Lanka pendant plusieurs années, Bhante. Qu’est-ce qui vous a amené en Amérique ?
Réponse : Tout d’abord je suis venu aux Etats-Unis pour voir mon frère et ma sœur. Pendant 25 ans, j’ai subi des maux de tête chroniques qui ont résisté à tous les traitements que j’ai pu essayer. Mon père m’a donné l’idée de consulter l’Institut des maux de tête à New-York, une clinique de Manhattan. C’est ainsi que ces derniers mois, j’ai suivi le traitement de cette clinique.
Q : Est-il vrai que vous avez décidé de vous réinstaller dans le pays ?
R : Tout d’abord, j’ai eu l’intention de rester aux Etats-Unis seulement pendant la période pour soigner mes maux de tête, puis de retourner au Sri-Lanka. Cependant, ces derniers mois, deux idées me sont venues à l’esprit : tout d’abord que je devais rester près de mon père pendant ses vieux jours, et ensuite que je pourrais me rendre plus utile pour le Dhamma ici en Amérique qu’au Sri-Lanka. Au début de cette année, je démissionnai de mon poste de directeur de la Société Bouddhiste d’édition et ne me suis plus senti obligé de résider au Sri-Lanka.
Pendant mes six premières semaines aux U.S.A., j’ai résidé au Vihara Bouddhiste de NewYork, surpeuplé et trépidant. En Juillet, j’ai rencontré par hasard un vieux Maître chinois du Dharma ainsi que son interprète, jeune moine chinois-canadien, qui m’ont invité à venir dans leur monastère du New Jersey. Je m’attendais à trouver un Temple de dévotion agité, sorte de ghetto citadin fatigué ! Mais à mon agréable surprise, je me trouvais dans un monastère d’études sérieuses situé dans un endroit dégagé du New Jersey rural et entouré de collines boisées peuplées de troupeaux de cerfs occupés à paître dans les champs.
Maître Jen Chun et moi éprouvâmes une sympathie réciproque et immédiate et il m’invita à rester aussi longtemps que je le souhaitais.
Q : Ainsi, vous allez vivre comme un moine du Theravada dans un monastère chinois du Mahayana ?
R : Dans l’Inde d’autrefois, il n’était pas rare de voir des moines d’écoles différentes du Bouddhisme habiter en paix dans le même monastère. J’ai trouvé en Maître Jen Chun l’un des plus admirables moines que j’aie jamais rencontrés : un homme d’une vaste culture, doué d’une compréhension profonde du Bouddhisme, totalement simple, humble et désintéressé ; strict dans la discipline et pourtant plein de rire et de compassion. De plus, il est une autorité en ce qui concerne les Agamas, corps de littérature du Tripitaka chinois qui correspond aux Nikayas du canon pali.
C’est pourquoi je trouve que son approche des textes correspond à la mienne. Il m’a demandé d’enseigner au monastère les Suttas palis et la langue palie. Les moines résidents et de nombreux laïques sont très intéressés par ces deux cours. Nous espérons faire du Monastère un endroit où des moines bien disciplinés d’une tradition Vinaya authentique puissent habiter et vivre ensemble dans l’harmonie. Il se trouve, entre parenthèses, que l’endroit s’appelle le monastère Bodhi, qui par une simple coïncidence, se trouve être mon nom.
Q : Comment en êtes-vous arrivé à passer de Brooklyn au Sri Lanka ?
R : Mon intérêt pour le Bouddhisme m’est venu à peu près vers 1965, au collège de Brooklyn en lisant les ouvrages du Professeur Suzuki sur le Bouddhisme Zen et ceux d’Allan Watts. En 1966, je suis allé en Californie du sud à l’Université de Claremont pour y étudier la philosophie occidentale. Là, je fis la connaissance d’un moine bouddhiste du Vietnam du nom de Tich Giac Duc qui se trouvait dans la même résidence que moi. Je lui demandai des conseils pour la méditation et il m’orienta vers la pratique de l’attention à la respiration. Il m’enseigna aussi les bases du Bouddhisme que l’on ne trouvait pas dans les ouvrages de Suzuki et de Watts. Au bout de quelques mois, je décidai de me faire moine et lui demandai s’il pouvait m’ordonner. Il accepta de le faire et c’est ainsi que je fus ordonné samanera (novice) dans l’ordre du Mahayana Vietnamien, en Mai 1967.
Q : Est-ce que cela représentait un grand pas pour vous ?
Naturellement, vu de l’extérieur, c’était un grand pas. Mais je n’ai jamais dû me battre avec moi-même pour prendre cette décision. Un beau matin, je m’éveillai en me disant : ” Pourquoi ne pas demander au Vénérable Giac Duc de m’ordonner ? ” Et voilà ! Par la suite, nous avons vécu ensemble pendant 3 ans, à Claremont en travaillant tous deux pour nos doctorats. (Mon ouvrage concernait la philosophie de John Locke !) Quand il rentra au Vietnam, je vécu auprès d’un autre moine Vietnamien Tich Thien An dans un Centre de méditation de Los Angeles. A ce moment, j’avais décidé que je voulais me rendre en Asie pour recevoir l’ordination complète, pour étudier le Bouddhisme et pour réaliser l’œuvre de ma vie : pratiquer le Bouddhisme et le propager. A cette époque, j’avais rencontré plusieurs moines du Sri Lanka qui passaient par les Etats-Unis, notamment le Vénérable Piyadassi Thera qui me recommanda le Vénérable Ananda Maitreya, moine sri lankais de grand renom.
En Août 1972, j’en avais fini avec mes obligations aux Etats-Unis. J’avais écrit au Vénérable Ananda Maitreya en lui demandant l’autorisation de venir à son monastère pour me faire ordonner et suivre les pratiques, et il me répondit que j’étais le bienvenu.
Après une courte visite chez mon premier Maître au Vietnam, je me rendis au Sri Lanka et fus ordonné par le Vénérable Ananda Maitreya aux pieds duquel je passai trois années à étudier le Bouddhisme et le Pali.
Plus tard, le Vénérable Nyanaponika Thera, moine allemand, m’invite à résider à l’Hermitage de la forêt à Kandy. Je passai plusieurs années auprès de lui en m’occupant de lui pendant ses dernières années et en travaillant à la Société de publication bouddhique.
Q : Comment êtes-vous devenu un érudit du Bouddhisme ?
R : Je n’ai jamais eu l’intention de devenir un érudit du Bouddhisme ni un traducteur des textes palis ; en fait, je ne me considère pas comme un érudit sérieux du Bouddhisme, même actuellement. Au début, j’ai été attiré vers le Bouddhisme par la pratique de la méditation. Ce fut mon premier Maître, le Vénérable Giac Duc qui me persuada que l’étude systématique du Dhamma était indispensable pour établir solidement la méditation et pour enseigner le Dhamma en Occident. Lorsque je me suis rendu au Sri Lanka où je reçus l’ordination, mon intention première était d’étudier les textes pendant plusieurs années, puis de méditer.
Mais je savais déjà que pour étudier les textes convenablement, il me faudrait apprendre le langage dans lequel ils étaient rédigés, ce qui voulait dire qu’il me fallait apprendre le Pali. En lisant les Suttas dans leur langue originale, je traduisais souvent des passages entiers pour mon usage personnel, à la fois les textes canoniques et leurs commentaires.
C’est ainsi que, un peu à la fois, je plongeai dans la traduction.
Pour acquérir la base de la pratique, j’étudiai le Sutta pitaka systématiquement, utilisant le matériel connu des moyens de contemplation pour transformer ma propre compréhension. Le genre de compréhension que je recherchais n’était pas la compréhension objective qu’un érudit académique chercherait à acquérir. C’était une compréhension subjective, personnelle, du message essentiel du Dhamma. Je voulais voir comment le Dhamma que nous avait transmis le Bouddha concernait ma condition personnelle d’être humain et de disciple de la Voie Bouddhique. Cela exigeait évidemment une révision totale de mes vues occidentales du monde pour les faire cadrer avec le Dhamma.
Q : Est-ce que vous recommandez l’étude du Dhamma à tous les méditants ?
R : Je ne dirais pas qu’on a besoin d’une connaissance des textes avant de commencer la pratique de la méditation. Comme la plupart des pratiquants bouddhistes aujourd’hui, je suis entré sur le sentier bouddhique par la méditation. Mais je pense que pour que la pratique de la méditation remplisse les objectifs que le Bouddha avait en vue, elle doit être fortement aidée par d’autres facteurs qui nourrissent la pratique et le dirige vers son but véritable. Ces facteurs sont :
1) La foi – au sens de confiance totale dans le Triple Joyau – Le Bouddha, le Dhamma, et le Sangha.
2) la Vue juste, compréhension très claire des principes de base de l’enseignement.
3) La vertu, pratique de l’éthique bouddhiste – non pas comme un simple code de règles, mais comme un effort orienté vers une transformation radicale de la conduite et du caractère.
Les divers individus vont naturellement diverger sur le poids qu’ils donnent aux facteurs complémentaires de l’étude et de la pratique. Certains vont rechercher une connaissance étendue des écritures, poussés qu’ils sont par le besoin de comprendre les principes exprimés par les textes. Pour ceux-là, la pratique de la méditation peut avoir un rôle relativement subordonné dans cette période de leur croissance spirituelle. Ils mettront l’accent plutôt sur une investigation profonde et une compréhension claire du Dhamma. D’autres, au contraire, pourront avoir peu d’intérêt pour l’étude des textes ou la compréhension philosophique mais seront, en revanche, disposés à la pratique de la méditation. Personnellement, je pense que la forme la plus saine est celle d’un développement équilibré.
Dans mon cas, sous l’influence de mes premiers Maîtres bouddhistes, je désirais comprendre le Bouddhisme en détails, dans sa dimension horizontale aussi bien que dans ses profondeurs verticales. Malgré mes premières ambitions de plonger directement dans la méditation, ma destinée semble m’avoir mené auprès de Maîtres qui ne mettaient pas exclusivement l’accent sur la méditation mais orientaient plutôt vers une intégration de l’étude, de la méditation et du développement du caractère.
Sans cesse, ils me guidaient vers une pratique lente, graduelle et patiente, en utilisant pour cela une approche large vers la recherche spirituelle et tout cela convenait très bien à mes dispositions d’esprit personnelles.
Q : Le Bouddhisme en Occident a été historiquement plutôt anti-intellectuel et c’est seulement récemment que les méditants se tournent davantage vers l’étude et la tradition.
R : Je considère le côté anti-intellectuel du Bouddhisme américain comme une réaction à l’excessive importance donnée par l’éducation occidentale à l’étude conceptuelle. Ce qui amène à l’étude pour elle-même ou pour des objectifs ‘vocationnels’ sans tenir compte des valeurs qui dirigent notre vie.
Le rejet de l’intellectualisme a aussi des racines dans le romantisme et le surréalisme qui sont deux révoltes contre les présomptions d’une rationalité désengagée.
Le programme d’études de la tradition bouddhiste classique est cependant tout à fait différent des programmes de l’académie occidentale. Ici, on utilise la compréhension conceptuelle comme tremplin pour l’expérience personnelle directe. Le programme bouddhiste commence par l’écoute de ” ces enseignements (Dhamma) qui sont bons au commencement, bons en leur milieu, bons en leur fin “.
Après avoir écouté, on retient ce qu’on a entendu en le gardant en mémoire. (Rappelez-vous, cela provient d’une époque où il n’y avait pas de textes écrits. Ainsi retenir quelque chose mentalement voulait dire qu’il faut mémoriser les enseignements destinés à guider la pratique). Ainsi, on récite oralement les enseignements pour les faire pénétrer solidement dans le mental. Ensuite, il faut les examiner avec l’intellect pour bien comprendre la signification transmise par les mots et pour réfléchir sur la façon dont le Dhamma s’applique à notre propre expérience. Mais il ne suffit pas de comprendre la signification par l’intellect. Finalement, il faut pénétrer la signification par la vue, par la pénétration. Cela permet l’entrée directe dans l’enseignement par la sagesse, basée sur la pratique de la méditation.
Q : Quelle espèce d’entraînement avez-vous suivi pour la pratique de la méditation ?
R : Pendant mes premières années au Sri Lanka, je n’ai pas suivi beaucoup de méditation intensive. Ce n’était pas dans la ligne de mon Maître d’ordination ; il avait l’habitude d’inclure des périodes régulières de méditation dans sa vie quotidienne. Plus tard, au cours de retraites intensives, de ma propre décision, j’utilisai anapanasati (concentration sur la respiration) comme unique objet de méditation. Mais, après un certain temps de cette pratique, je m’aperçus que mon mental était comme asséché, rigidifié et je ressenti le besoin de l’adoucir et de l’enrichir par d’autres types de méditations. Alors, à des moments différents et en des circonstances différentes, j’appris les pratiques qui constituent les ” quatre méditations protectrices ” : retour au souvenir du Bouddha, méditation sur la compassion, contemplation de la nature répugnante du corps et contemplation de la mort. Tout au long de ma vie de moine, j’ai utilisé très largement ces quatre formes de méditation. Il m’est aussi arrivé de faire de longues retraites dans des ermitages du Sri Lanka ou d’ailleurs. Malheureusement pourtant, et à mon grand regret, à cause de mes pauvres mérites et à cause de ces maux de tête exténuants, je ne suis pas parvenu à des résultats dignes d’un vrai pratiquant.
Q : En dehors de la pratique de Metta, ces formes de méditation ne sont pas courantes dans notre pays.
R : Ce qui me laisse un peu perplexe dans ce pays, c’est la pratique de la méditation vipassana (pénétration) comme méthode suffisante par elle-même, coupée de son contexte plus large du Dhamma. Pour moi, formé et conditionné d’une certaine manière, la méditation vipassana est le joyau de la couronne, elle doit être enserrée dans une couronne convenable. Traditionnellement, il s’agit de la structure résultant de la foi en le Triple Joyau, d’une compréhension intellectuelle claire du Dhamma et d’une aspiration à réaliser l’objectif que le Bouddha expose comme le but ultime de son enseignement. Alors, la sagesse véritable, celle qui est conforme à l’intention du Bouddha, s’élève et conduit à la réalisation de l’objectif.
Q : Que pensez-vous du fait que le Bouddhisme soit devenu si populaire dans ce pays ?
R : Il n’est pas facile de comprendre pourquoi le Bouddhisme attire les Américains à ce moment particulier de notre histoire. Les religions théistes ont perdu leur influence sur l’esprit de nombreux américains cultivés et ce phénomène a provoqué un grand vide spirituel qui a besoin de se combler. Pour beaucoup de gens, les valeurs matérielles sont profondément insatisfaisantes, et le Bouddhisme propose un enseignement spirituel qui convient à la situation. Il est rationnel, basé sur l’expérience, pratique et vérifiable sur le plan personnel. Il procure des bénéfices concrets qui peuvent être trouvés dans notre vie personnelle. Il propose une éthique élevée, et une philosophie intellectuellement convaincante. D’autre part, mais moins favorablement, il présente une apparence exotique qui attire les gens fascinés par la mystique et l’ésotérisme.
La grande question, que nous devons examiner sérieusement, est de savoir si le Bouddhisme doit être répandu pour se conformer aux exigences particulières de la culture américaine et jusqu’à quel point. Tout au long de l’histoire, le Bouddhisme a su ajuster ses structures pour s’adapter aux cultures et aux modes où il prenait racine. Et pourtant, sous ces modifications qui lui permettaient de se développer au milieu de contextes culturels différents, il a pu généralement rester fidèle à ses vues essentielles. Cela est sans doute le plus grand défi rencontré par le Bouddhisme en Amérique où le milieu intellectuel est si différent de ce qu’il a trouvé jusque maintenant. Dans notre hâte de forger les adaptations nécessaires, nous risquons de diluer involontairement ou même d’expurger les principes fondamentaux du Dhamma. Je suis persuadé qu’il va nous falloir une grande prudence si nous voulons trouver une voie moyenne réussie entre une acceptation trop rigide des formes asiatiques traditionnelles et une adaptation excessive aux pressions occidentales contemporaines (et principalement américaines), intellectuelles, sociales et culturelles.
Ce serait une erreur de chercher à importer en Amérique une version du Bouddhisme Theravada avec toutes les coutumes et habitudes de l’Asie du Sud Est. Mais je suis persuadé qu’il est essentiel de préserver les principes qui sont au cœur même du Bouddhisme et qui éclairent si vivement l’objectif ultime pour lequel on entreprend la pratique du Dhamma. Si nous nous mettons à altérer ces principes, nous risquons de perdre l’essence par des développements extrinsèques. Dans notre situation actuelle, je pense que le danger principal n’est pas d’adhérer sans nuances aux formes bouddhiques établies, mais de céder trop vite aux pressions de l’attitude mentale américaine. Dans de nombreuses publications bouddhistes que j’ai lues, j’ai pu déceler les signes d’un vaste programme, considéré comme presque obligatoire, de sortir les pratiques bouddhistes de leur ancrage dans la foi bouddhiste et sa doctrine, pour les déplacer en un agenda basé sur le siècle, avec des paramètres conçus sur l’humanisme occidental, particulièrement sur la psychologie humaniste et trans-personnelle.
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avec metta
gigi