Ikka myôju ( 顆明珠 ) , "Une perle brillante" : Chapitre 7 du Shõbõgenzõ
Commentaires de Mokudo Taisen Deshimaru Rõshi.
Ikka Myoju
Ikka Myoju: Une perle brillante.
Ikka, une graine ; myoju, perle brillante.
Jin jippo : tout le cosmos,
Ikka myoju : n'est qu'une perle brillante.
C'est le koan de ce chapitre.
Je vais tout d'abord traduire le texte original de Maître Dõgen, et m'arrêter à chaque paragraphe pour en faire le commentaire.
« Le grand maître Soichi du mont Gensha (1) a vécu sous la grande dynastie Sung. Son nom religieux était Shibi, et son nom séculier Sha. Avant qu'il ne devienne moine, il aimait beaucoup la pêche; il allait avec son bateau sur la rivière Nandai où il apprenait à pêcher auprès de maintes personnes. Toutefois, il ne s'attendait certainement pas à attraper le poisson doré qui s'attrape de lui-même. »
(1) Maître Soichi du mont Gensha (835-908), Tsung-i Ta-shih. Appellé ordinairement Gensha (Hsüan-sha).
Cette dernière phrase a un sens très profond. Le poisson doré signifie le satori ; le satori qui se prend lui-même. Il ne s'attendait certes pas à attraper le poisson doré qui s'attrape de lui-même. Pour avoir un poisson, il faut le pêcher. Mais ce poisson doré, ce vrai poisson ne peut être attrapé : pour le pêcher, il ne faut pas le vouloir.
Le poisson qui se laisse accrocher à l'hameçon n'est pas très malin, comme tout ce qui se laisse attraper facilement. Rien de ce qui est ainsi pris n'est de très grande valeur. Les jeunes filles qui se soumettent au premier clin d'œil, à la première douceur... La femme en or arrive sans qu'on la pêche ...
Maître Dogen aimait beaucoup Gensha ; dans ce chapitre du Shobogenzo, il en parle en termes très élogieux, plein d'admiration et de respect, comme il ne l'a jamais fait pour son maître Nyojo, ni même pour le Bouddha Shakyamuni, pas plus que pour Bodhidharma.
Gensha (ou Shibi), de son vrai nom Sha, ne s'attendait pas à pêcher le satori ;, il était à cet instant dans la conscience hishiryo, et c'est dans cette conscience qu'il devint moine.
Hishiryo : sans pensée, sans but, mushotoku. C'est la pensée absolue, la conscience cosmique, l'harmonie parfaite avec l'ordre cosmique.
Le Dr Paul Chauchard a parlé de cet état, de conscience. Quand le cerveau humain est calme, dans une condition de profonde sérénité, le microcosme humain est à l'image parfaite et harmonieuse du macrocosme. Cette harmonie n'apparaît pas si notre conscience crée le moindre concept, produit la moindre notion discriminatoire .
Pendant zazen, en intériorisant notre conscience dans notre posture, en la fondant dans le rythme calme de notre respiration, l'harmonie juste s'établit, produisant l'état de conscience hishiryo. La vraie et grande oeuvre ne peut être réalisée que par la conscience hishiryo.
C'est la grande oeuvre, l'ultime, qui s'accomplit d'elle-même, inconsciemment, naturellement, automatiquement, sans volition, sans recherche, seulement en oubliant corps et esprit.
« Quand il fut âgé de trente ans, c'était le début de la période Kantsu (860-873) de la dynastie rang. Il reconnut la primauté de la Voie bouddhiste, et décida sur-Ie- champ de renoncer à ce monde éphémère. Il laissa son bateau et se retira dans les montagnes, et finalement s'installa au mont Seppo, où il devint le disciple du grand maître Shinkaku (2). Il pratiquait la Voie jour et nuit. Il décida un jour d'aller voir quelque autre maître, de façon à perfectionner davantage sa pratique. Il prépara son sac de voyage et se mit en route. Au moment où il quittait la montagne, son orteil heurta une pierre; il se mit à saigner et ressentit une grande douleur.; alors il eut une réalisation soudaine: " Ce corps n'existe pas, s'écria-t-il. D'où vient donc cette douleur? " A peine avait-il fait cette réflexion qu'il s'en retourna immédiatement chez son maître Seppo, »
(2) Maître Shinkaku du mont Seppo (822-908). Hsin-chüeh Ta-shih. Appelé ordinairement Seppo.
Seppo signifie la montagne enneigée, Gensha était fils de pêcheur ; quand il partait pour la pêche, c'était toujours avec son père; il ne pouvait guère échapper à ce karma familial. Il avait à sa charge la subsistance des siens,
Un soir, il pêchait avec son père lorsque celui-ci tomba à l'eau. Il voulut le secourir; mais à l'instant où il lui tendait la main, s'établit dans son esprit la conscience hishiryo. Il s'éloigna sur son bateau. (Sur un plan purement moral, cette action peut être très mal jugée.) Il gagna la berge et se retira dans la montagne où il reçut de Maître Seppo l'ordination de moine. S'il avait sauvé son père de la noyade, il aurait dû, jusqu'à la fin de ses jours, tuer chaque jour le poisson, inlassablement, pour vivre et faire vivre les siens; il se serait marié, son fils lui aurait succédé, et sa vie se serait vainement écoulée. Son père dut être sacrifié pour que pût s'accomplir cet acte remarquable : la conversion de Gensha.
Son père, une nuit, lui apparut en rêve : il le remerciait et lui exprimait sa reconnaissance pour l'aide qu'il lui avait apportée ce soir-là en le laissant périr: « En effet, lui disait-il, je n'aurais pu accéder au ciel si, à cause de moi, tu avais dû continuer ta vie de pêcheur; maintenant que tu es un grand moine, les mérites rejaillissent sur ma mort; je suis désormais dans le monde merveilleux du bonheur céleste. »
Ainsi Gensha put devenir moine à l'âge de trente ans; il différait des autres disciples dans sa détermination à pratiquer zazen, sans relâche du matin au soir, dans le temple de Maître Seppo.
Il prépara son sac de voyage et se mit en route.
Toutefois Gensha ne se sentait pas satisfait; plutôt que de voir et condamner sa propre impatience, il rejeta sur son maître la cause de son insatisfaction, et pensa que, en se rendant auprès d'autres maîtres, il serait satisfait; il ne désirait pas fuir mais voyager et voir s'il pouvait trouver ailleurs ce que lui-même, sans le savoir, se cachait.
Son maître le laissa agir, sachant ce qu'il adviendrait.
Ce corps n'existe pas ! S’écria-t-i1. D'où vient donc cette douleur?
J'enseigne toujours que toutes les existences sont ku, impermanentes, changeantes, sans noumène ; pour le monde phénoménal, seule existe la réalité du perpétuel changement; ainsi est l'ego, sans noumène, sans substance propre; il n'est pas une entité, il n'a pas d'autonomie ; il est la simple actualisation momentanée d'un ensemble de causes interdépendantes entre elles qui forment le tissu phénoménal, lui-même manifesté par le pouvoir du virtuel. Aussi la vraie substance du corps et de l'esprit n'existe pas; leur substance est la virtualité d'existence, la potentialité de manifestation phénoménale; cette virtualité est le pouvoir cosmique fondamental.
Ce corps n'existe pas, s'écria-t-il. D'où vient celle douleur?
C'est un koan ; le premier koan de ce chapitre, un koan très profond que vous pouvez comprendre. Gensha comprit, et immédiatement il retourna auprès de Maître Seppo.
« Seppo lui demanda: " Es-tu parti en pèlerinage seulement pour te blesser le pied et passer un mauvais moment? " Gensha dit: " Je ne pourrai jamais plus me laisser abuser par les autres." (3)Seppo fut grandement satisfait de cette réponse et lui dit: " Ce que tu viens de dire devrait être prononcé par tout le monde, mais il leur manque ta sincérité. »
(3) C'est la traduction littérale des kanji du texte original en kanbun de Maître Dogen ; la version donnée par l'actuelle traduction en anglais du Shobogenzo en rend un sens différent.
Cette réplique de Seppo est un autre koan très profond, Dogen écrit dans un japonais très simple; c'est ce qui rend, peut-être, son style très beau; cette phrase devint un koan très célèbre, autant que celle tirée du Genjo Koan : « Bien qu'on l'aime et qu'on la regrette, la fleur se fane; bien qu'elle nous déplaise et qu'on la coupe, la mauvaise herbe pousse. »
La version anglaise, une fois encore, n'est pas exactement fidèle au texte, et par là perd de sa profondeur; la traduction littérale étant :
« N'importe qui peut parler ainsi, mais il n'est pas donné à tous de le pratiquer. »
Facile à dire, mais difficile à pratiquer ce : Jamais plus je ne me laisserai abuser par qui que ce soit. Gensha pouvait le dire, car sa compréhension lui permettait de le pratiquer; ce n'étaient pas des paroles creuses.
Chez la plupart des gens, la faculté de discerner le vrai du faux est une vertu rare; à un sourire, à une gentillesse, on répond aussitôt, sans être capable de discerner l'authentique amabilité de l'hypocrisie. Comment comprendre, par-delà les paroles, le fond de la pensée qui se dissimule? Comment pénétrer l'authentique visage qui se masque d'un sourire? Ce manque de discernement est une faiblesse par rapport à soi-même; on préfère chercher le contentement et se satisfaire de superficialité plutôt que de pénétrer plus loin dans l'authenticité dont la révélation n'est pas toujours pour conforter l'ego.
Pour apercevoir la vraie réalité, il ne faut pas avoir la faiblesse de choisir entre le plaisir et le déplaisir ; il faut être hishiryo, sans notion d'agrément ou de désagrément.
« Seppo demanda encore:" Pourquoi ne poursuis-tu pas tes visites chez les autres maîtres ? " Gensha répondit : " Bodhidharma n'est pas venu en Chine, et le deuxième patriarche n'est pas allé en Inde. " Seppo apprécia cette réponse. »
Les paroles des moines zen sont très simples. Cette simple réplique a satisfait Seppo. Il n'en demeure pas moins que, dans l'histoire du Zen, ce bref mondo passa à la postérité.
Bodhidharma n'est pas venu en Chine, et le deuxième patriarche (Eka) n' est pas allé en Inde. C'est un grand koan que beaucoup de grands maîtres, par la suite, aimèrent à calligraphier.
Quelle en est la signification ?
Cette réponse est « une perle brillante ».
Seppo apprécia la réponse et pensa que Gensha avait alors le satori ; il sut que c'était une bonne réponse; mais il n'en sourit pas pour autant et se contenta de se réjouir au fond de lui-même, en silence, Comment Seppo a-t-il compris? Et qu'est-ce que signifiait cette réponse ?
Je ne vais pas dès maintenant expliquer ce koan, car sinon la suite du texte manquerait d'intérêt; de plus vous devez arriver à comprendre par vous-même, avec la suite du texte de Maître Dogen, pour que le koan garde pour vous sa nature de koan, et ne se transforme pas en simple savoir. ..
« Gensha avait été pêcheur durant de longues années, et n'avait jamais vu aucun des volumineux sutras ou commentaires, pas même en rêve. Mais il plaça sa résolution fervente au-dessus de tout, et par sa forte détermination surpassait tous les autres moines. Seppo le considérait comme son meilleur disciple. Gensha portait toujours la même robe simple, rapiécée de toutes parts; en dessous il se couvrait de vêtements faits de papier ou d'armoise. »
Gensha était un pêcheur, pauvre; lorsqu'il devint moine, il n'avait que son habit usé, alourdi de pièces, son funzo kesa, fait d'un ramassis de chiffons.
Lorsque je suis arrivé en France, je ne possédais qu'un kesa,un rakusu, et le kolomo que mon maître Kodo Sawaki avait porté pendant vingt années; il était usé, déchiré et rapiécé; chaque jour je le revêtais pour faire zazen ; et comme mon seul dojo fut, pendant plusieurs mois, l'entrepôt d'une boutique macrobiotique, ce pauvre kolomo finissait de s'user là où les genoux appuyaient sur le sol en béton. Chaque fois qu'un trou apparaissait, mes disciples le raccommodaient; les pièces finirent bientôt par former l'essentiel de la texture de mon habit.
J'ai gardé bien précieusement ce kolomo ; il est maintenant à l'abri de toute usure, celle des mites comme celle du temps ; peut-être l'histoire en fera-t-elle un trésor national... Je porte désormais un kolomo confectionné dans un vieux kimono de soie de mon père. C'est une des rares choses qui me soit restée de lui après sa mort.
C'est un excellent karma pour ce vieux kimono de cérémonie que d'être devenu un kolomo de zazen.
Gensha également n'avait qu'un seul habit, qui avait été lui-même taillé dans le vêtement de son père.
Durant les saisons froides, pour en rendre la texture plus confortable et moins perméable à la rigueur du froid, il doublait son habit de chiffons cousus entre eux et glissait entre les deux étoffes de l'armoise séchée ; c'était la méthode du pauvre pour se prémunir contre le froid.
« Son seul maître fut Seppo, et il ne dévia jamais du dharma de son maître. Après qu'il eut atteint la Voie, il se servait de cet énoncé pour expliquer l'enseignement bouddhique: " L'univers entier est une perle brillante. " »
C'est la première fois qu'apparaît le koan de Dogen « la perle brillante » ; tout est une perle brillante pour Maître Dogen ; de l'infiniment petit à l'infiniment grand ...
L'homme aime le changement; aussi aime-t-il (l'Européen en particulier) changer sans cesse de Voie; il passe de l'une à l'autre sans jamais trouver satisfaction, errant jusqu'à la mort ; il lui manque la force de la persévérance et de la patience, et il lui manque surtout l'esprit de non-profit, de non-attachement à l'obtention. Mais pour parvenir au sommet, il ne faut suivre qu'un chemin, et s'y fixer; peiner et trimer, y laisser son corps, et y laisser son esprit.
Gensha décida que son seul maître serait Seppo, et il ne s'écarta jamais du dharma de son maître.
Jin jippo : littéralement, le monde des multiples directions ; c'est-à-dire l'univers entier. L'univers entier est une perle brillante.
« Un jour un moine lui demanda: " J'ai entendu dire que vous enseigniez que l'univers entier est une perle brillante. Comment devons-nous interpréter cela ? " Gensha lui dit: " L'univers entier est une perle brillante. Qu'y a-t-il à interpréter ou à comprendre? " »
Maître Dogen écrit toujours en phrases simples et courtes, qui décrivent rapidement une situation ; dans ce chapitre tout particulièrement, il fait preuve de grands talents scéniques: en quatre ou cinq kanji, il a campé ses personnages dans un décor nouveau. La version anglaise, là encore, n'est pas rigoureusement exacte.
A la place de « Qu'y a-t-il à interpréter ou à comprendre ? » le texte original dit : « Pourquoi voulez-vous comprendre? » Je me sers quelquefois de ce genre de réponse dans les mondo : « Qu'est-ce que le Zen ? - Pourquoi voulez-vous comprendre le Zen ? »
Avec Gensha, le mondo s'arrête là.
Les koan étaient très recherchés en Chine à l'époque de Gensha ; ils constituaient la distraction des lettrés, et un koan comme celui de la perle brillante avait vite fait de se répandre et de devenir fameux; il devenait alors le jeu favori des esprits oisifs.
« Le lendemain ce fut le maître qui questionna le disciple : " L'univers entier est une perle brillante. Quelle en est votre compréhension ? " Le moine répondit : " L'univers entier est une perle brillante. Qu'y a-t-il à comprendre ? " »
La réponse du moine était habile ! Trop toutefois, ce qui la rendit stupide; car en plagiant son maître, comment pouvait-il espérer le duper? Gensha répondit ce qui, par la suite, devint célèbre dans les annales du Zen :
« Je sais que dans la caverne des démons de la montagne noire où vous vous débattez et souffrez maintenant la véritable liberté peut être réalisée. »
Gensha eut le satori par la douleur. En cours de voyage il réalisa qu'il ne lui était plus nécessaire de partir. Il avait compris l'authentique vérité. Le vrai satori existe en nous-mêmes. Pas besoin d'aller le chercher. ailleurs, ni de changer de maître.
Alors Seppo demanda: « Es-tu parti en pèlerinage pour te blesser le pied et te créer des difficultés ? »
La réponse de Gensha jaillit du tréfonds de ses entrailles : « Je ne serai plus jamais abusé par les autres. » Seppo fut tout à fait satisfait de cette réponse, et lui dit: « Tout le monde connaît ces maux, mais toi seul as compris. Pourquoi ne continues-tu plus à visiter les maîtres? » Gensha répliqua: « Bodhidharma n'est pas venu en Chine et le second patriarche n'est pas allé en Inde. »
Seppo admira cette réponse et à ce moment-là Gensha reçut le shiho.
Même Bodhidharma n'est pas venu en Chine, ni Eka en Inde pour rechercher la vérité, la Voie. La vraie vérité existe en nous-mêmes.
C'est le sens de ce koan. Pas besoin de partir en voyage. La perle brillante existe partout. Tout et partout est une perle brillante.
Même le pipi et le caca ...
Puis au cours d'un mondo, un moine demanda : « J'ai entendu votre enseignement qui transmet que ['univers entier est une perle brillante. Comment interpréter ce koan? » Gensha dit : « L'univers entier est une perle brillante. Qu'y a-t-il là à étudier ou à comprendre ? » Le moine ne put répondre.
Le jour suivant Gensha interrogea le moine: « L'univers entier est une perle brillante. Que comprends-tu par là ? - L'univers entier est une perle brillante. Qu'y a-t-il là à trouver? » Répondit le moine. Cc sont les mémes propos que la veille. Mais ils sont inversés. La question est la réponse, et la réponse, la question. Les deux phrases ne sont pa~ identiques, bien que les termes soient les mêmes: la question du moine et la réponse de Gensha deviennent le jour suivant la question de Gensha et la réponse du moine.
Dogen, tout en utilisant les mêmes kanji, leur attribue un sens complètement différent. C'est un koan.
Alors Gensha dit : « Je comprends, tu souffres, combats et luttes pour .te libérer de l'enfer. »
C'est une expression très forte qui met fin au mondo.
« Moine, tu n'as pu comprendre que tout l'univers est une perle brillante. Tu as un peu compris mais pas vraiment... Tu penses d'une manière intellectuelle; tu es empêché, par ta pensée, d'avoir la véritable compréhension, intime et sans limites. »
Le moine voulut discuter avec Maître Gensha. Mais il se comportait comme un étudiant. L'éducation zen n'est pas un cours universitaire.
« Tu te débats pour te libérer dans l'antre du démon de la montagne noire. »
Cette phrase devint un koan fameux. Dogen en parle très profondément. Puis il dit: « Tout est une perle brillante, même l'antre du démon de la montagne noire. »
L'antre du démon de la montagne noire signifie les illusions, les bonno nés de la pensée, de la scission sujet-objet, de la dualité. Chez la plupart des gens; de nos jours, le cerveau est l'antre du démon de la montagne noire. Ce moine n'est pas le seul à se débattre ainsi.
C'est l'éternel combat de l'homme pour échapper, pour se libérer de l'enfer, et rendu plus aigu de nos jours du fait de la voie sans issue qu'a empruntée notre civilisation. On veut être heureux, intelligent, comprendre ... Mais on recherche dans l'enfer. Une telle habitude ne peut créer la vraie sagesse.
En conclusion Dogen dit: « Comment peut-on utiliser cet antre du démon de la montagne noire? La caverne du démon de la montagne noire peut aussi être une perle brillante. »
Ton cerveau lui-même est une perle brillante. Ton esprit lui-même est une perle brillante; même la grotte du démon de la montagne noire.
Comment changer ? Par hishiryo, à travers zazen.
Dans la vie quotidienne, notre cerveau est toujours la caverne du démon de la montagne noire. En faisant zazen on devient une perle brillante.
Puis Dogen continue: « Qu'est-ce que l'univers entier? Tout le cosmos ? »
Dogen explique profondément sa philosophie. Qu'est-ce que Jin jippo ? Tout le cosmos ? l'univers entier? une perle brillante? Dogen explique la relation existant entre une perle brillante et la
grotte du démon de la montagne noire.
Gensha atteignit le satori en se posant la simple question: « D'où vient cette douleur ? »
Lorsqu'on est concentré, même si un moustique nous pique le nez, on ne ressent pas la douleur.
Alors, qu'est-ce que l'univers entier? Dogen répond:
« L'affirmation de Gensha que l'univers entier est une perle brillante signifie que l'univers n'est pas limité par les notions de vaste ou de petit, de large ou d'étroit, de carré ou de rond, ni par le centre, ni par le macro, ni par le micro; il n'est ni sans vitalité ni sans brillance. Lorsqu'on transcende ces formes, l'univers émerge. Il n'y a ni vie, ni mort, ni aller, ni demeurer; ces changements sont précisément la vraie vie des Bouddhas et la matérialisation de la vérité. C'est pourquoi le passé a disparu et le présent s'actualise lui-même. Quant à sa signification ultime, qui peut la limiter au mouvement continuel de la vie et de la mort d'une part, et à l'immobilité de l'autre? »
Il en est ainsi. Pas besoin de commentaire.
« Quand le moine posa la question sur "l'univers entier", il semblait y avoir une idée de subjectivité et d'objectivité.Mais en réalité il existe un continuum sans fin. Puis le moine interrogea son maître (Gensha) : " Quand une sensation apparaît, est-on séparé de la sagesse ? " Le maître répondit : " Abandonnez cette séparation ! " C'est-à-dire transcendez la discrimination. Un mouvement de la tête ou le changement d'expression sur un visage peut nous révéler à nous-mêmes et nous aider à réaliser le satori. L'objectivité et la subjectivité sont' une et à travers elles on peut trouver l'univers illimité (ou l'ultime vérité). »
C'est un point très important.
« Cette interprétation dépasse la compréhension intellectuelle et sa vraie signification ne peut être saisie superficiellement. »
Telle est la philosophie de Dogen sur le cosmos, sur l'univers entier; le microcosme est la totalité du cosmos. Les philosophes grecs pensaient ainsi; et les scientifiques de nos jours ont des thèses qui se rapprochent de cette idée.
Le pr Paul Chauchard, par exemple, conçoit le cerveau comme fait à l'image du cosmos.
Et pour Dogen il n'y a' pas de séparation .entre macrocosme et microcosme. Tout est le cosmos : les pierres, les montagnes, les arbres, les fleurs, les herbes, les étoiles ... la nature tout entière, et la non-nature, l'artificiel, et toutes les productions humaines, matérielles et spirituelles, et l'espace et le temps.
A travers cela, Dogen veut expliquer ici et maintenant. Tout le cosmos, tout l'univers est ici et maintenant, l'infiniment passé comme l'infiniment futur, l'éternité est ici et maintenant.
Puis Dogen explique ce qu'est une perle brillante, ikka myoiu :
« "Une perle brillante" exprime la réalité sans la nommer réellement ; c'est le nom de l'univers. Elle contient le passé inépuisable existant à travers le temps et parvenant jusqu'au présent. Dans le présent existent le corps et l'esprit qui sont la perle brillante. Un brin d'herbe, les arbres, les montagnes, les rivières de ce monde ne sont pas seulement ce qu'ils sont, ils sont la perle brillante.Bien que le moine semblât lié par sa conscience karmique, lorsqu'il demanda: " Comment doit-on étudier ce koan ? " cet état manifeste, la grande fonction. qui est le grand dharma. Pour obtenir une vague d'un pied de haut il est nécessaire d'avoir un pied d'eau. Ainsi, une perle de dix pieds peut devenir dix pieds de brillance. »
Qu'est-ce que le cosmos tout entier? l'univers tout entier?
Lorsqu'on fait l'effort qui tend à faire accéder l'ego à la permanence, le monde objectif devient l'ego et l'ego s'identifie au monde objectif. Ainsi notre effort se continue-t-il d'une façon permanente ; car il est assimilé à l'univers cosmique, illimité et éternel.
La philosophie de Dogen est très profonde.
L'objectivité du cosmos et la subjectivité de l'ego ne sont plus différenciées, bien que le cosmos soit le cosmos, et l'ego l'ego.
Ainsi est-il dit dans l'Hokyo Zan Mai :
« Comme en vous contemplant dans le miroir,
La forme et le reflet se regardent.
Vous n'êtes pas ie reflet,
Mais le reflet est vous. »
Cela est zazen lui-même, la conscience hishiryo, l'ordre cosmique. Lorsque la moindre émotion ou la moindre pensée s'élèvent, que nos sentiments ou notre intellect se séparent de la totale unité de notre moi véritable, c'est la même chose que hocher la tête ou changer soudain d'expression du visage. Cela signifie regarder les phénomènes d'un point de vue différent, momentanément différent. C'est se conformer aux phénomènes ou présumer l'opportunité. Au moment où l'ego devient le monde objectif, le cosmos existe d'une façon permanente. Avant que les phénomènes apparaissent on ne peut saisir le point de vue des phénomènes.
« La perle brillante». Dõgen admirait cette expression, et je l'aime beaucoup moi-même, car c'est une splendide image de ]a vérité cosmique. Dõgen pensait que sûrement à l'avenir un grand philosophe ou un religieux l'apprécierait profondément et la ferait connaître par-delà les limites du Japon.
L'image de la perle est directement reliée à l'éternité: le temps passé comme le temps présent font partie de l'éternité et n'ont donc pas de fin. Le cosmos, l'univers tout entier est une perle brillante. Dans la réalité notre corps existe, de même que notre raison et notre intellect. Mais chaque objet n'existe pas individuellement en soi en tant qu'entité, brin d'herbe, arbre, montagne, ciel ou terre. Tout est seulement une perle brillante.
Comment comprendre ce monde, cette perle, ce koan ?
Dans son mondo avec Gensha, la pensée du moine reste attachée à ses habitudes, à l'acquis du passé. Il joue avec le koan. Mais cet acte lui-même est la réalisation d'une grande action du cosmos, ou la réalisation d'une perle brillante, la réalisation du grand principe lui-même : « Une eau profonde d'un mètre peut créer une vague d'un mètre, et dix mètres d'eau engendrer une vague de dix mètres. Une perle d'un mètre' a une brillance d'un mètre. »
« La parole de Gensha : " L'univers entier est une perle brillante. Que faut-il comprendre par cela? " est le fait que Bouddha succède à Bouddha, le patriarche au patriarche et que Gensha devient Gensha. Même si l'on tente de refuser cela, il n'y a pas de lieu où aller.On ne peut jamais s'échapper de l'univers qui n'est rien que la perle brillante. Même si vous croyez vous en être échappé quelque court instant, vous êtes encore dans le temps, et le temps est couvert par la perle brillante.Le jour suivant, Gensha reprit la question initiale du moine afin de l'éprouver. Après avoir utilisé l'affirmation il employa cette fois la négation ; il usa d'une méthode différente, mais était toujours souriant et hochait la tête. Le moine ne fit qu'imiter Gensha en répondant : " Qu'y a-t-il à comprendre ? " »
( à suivre )
Dernière édition par Kaïkan le Dim 29 Nov 2015 - 13:09, édité 1 fois