La relativité du langage
La réflexion sur le langage occupe une place considérable dans la philosophie occidentale comme dans la philosophie orientale. La pensée antique chinoise pourrait apporter un éclairage supplémentaire à la question des limites du langage(13). Dans la période des Royaumes Combattants en Chine (403-256 av. J.-C.), les différents courants de pensée s’épanouissent et se définissent largement en fonction de leur position par rapport au discours.
Les logiciens (Mingjia ) considèrent le perfectionnement du langage comme une fin en soi, tandis que pour les légistes (Fajia ) qui placent la loi comme étant l’unique manière de contrôler la vie sociale qui est par essence dominée par des pulsions négatives, le discours est l’instrument d’un pouvoir absolu. C’est le taoïsme qui ouvre une nouvelle ère de la réflexion philosophique sur la fonction du langage et sur son rapport avec la réalité prise dans sa totalité. Les textes principaux du taoïsme, le Laozi et le Zhuangzi partagent une intuition initiale: la réalité (le Dao) est au-delà du régime du langage. Elle est donc inexprimable. Or, l’homme qui vise à s’approcher de cette réalité indicible, doit renoncer à toute action et à tout discours.
Nous nous concentrons ci-dessous sur certaines discussions dans le texte de Zhuangzi qui ont pour objet de délimiter la frontière du langage et même de la pensée. Dans le chapitre intitulé « La réduction ontologique » (Qiwulun ), Zhuangzi nous donne son idée centrale: « Celui qui parle a quelque chose à exprimer. Mais ce quelque chose n’est jamais tout à fait déterminé par la parole. » (Tchouang-tseu 2001: 37) Lorsque nous parlons de la réalité indicible, nous nous efforçons en effet à la déterminer dans sa forme par la forme même de notre langage. Dans un autre passage, Zhuangzi développe l’idée de l’inadéquation du langage face à l’indicible:
« La distinction entre le fin et le gros se limite au domaine des formes. Ce qui n’a pas de forme ne saurait être divisé par le calcul; ce qui ne peut être circonscrit ne saurait être mesuré par le calcul. Ce qu’on peut exprimer en paroles, c’est le gros des choses; ce qu’on peut atteindre en idées, c’est le fin des choses. Tout ce qu’on ne peut exprimer en paroles et qu’on peut atteindre en idées dépasse à la fois le fin et le gros. (Tchouang-tseu 2001: 136) »
Nous ne pouvons mesurer que ce qui se présente sous forme mesurable. Par ailleurs, nous ne pouvons que parler de ce qui est aussi pensable ou exprimable. Le langage humain tend à saisir la part grossière des choses et leurs essences génératrices. Pourtant, l’indicible de la réalité ne peut être conçu puisqu’elle dépasse l’existence matérielle et qu’elle n’appartient pas à l’ordre des choses. A cet égard, « nous pouvons par la parole, puis par la pensée, atteindre à la limite des choses, de façon ‘locale’. Mais l’immensité de la réalité nous échappe ». (Jullien 1995: 358) Nous analyserons ci-dessous deux aspects spécifiques de la réflexion de Zhuangzi à propos de langage.
Dans le texte de Zhuangzi, toutes les fonctions du langage, les raisons analytiques et les logiques discursives sont mises en cause. Zhuangzi défie tout d’abord la forme langagière qui représente le monde en se fondant sur un système de concepts relatifs. Je dis ceci et non cela, je vois les choses comme-ci et non comme ça. Lorsque nous utilisons le langage, nous nous situons inévitablement dans une position qui nous oblige à saisir le monde selon une logique dualiste, et qui risque de nous empêcher d’atteindre la totalité de la réalité. Le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, le gros et le fin, tous ces couples de concepts sont interdépendants et donc relatifs. Il faut surmonter le langage et le système de concepts qu’il désigne pour voir le monde:
« Soi-même est aussi l’autre; l’autre est aussi soi-même. L’autre a ses propres conceptions de l’affirmation et de la négation. Soi-même a également ses propres conceptions de l’affirmation et de la négation. Y a-t-il vraiment une distinction entre l’autre et soi-même, ou n’y en a-t-il point ? Que l’autre et soi-même cessent de s’opposer, c’est là qu’est le pivot du Dao. Ce pivot se trouve au centre du cercle, et s’applique à l’infinité des cas. Mes cas de l’affirmation sont une infinité; le cas de la négation le sont également. Ainsi, il est dit: le mieux est d’avoir recours à illumination. (Tchouang-tseu 2001: 38) »
En cherchant à approfondir son idée, Zhuangzi fait une métaphore: le pivot de la réalité profonde se trouve au centre d’une circonférence. Les hommes avec leurs points de vue différents les uns des autres n’occupent chacun qu’un point de circonférence. Afin de représenter la circonférence dans sa totalité, il faut se mettre au centre de cette circonférence, c’est-à-dire renoncer à la relativité des choses, à la distinction réversible des notions et aux préjugés humains qui relèvent tous d’un même genre, celui du langage.
Zhuangzi discrédite fondamentalement le langage et, à travers lui, le raisonnement discursif. En dévoilant tous les procédés du discours, il vise à « tourner en dérision la raison discursive et en dénoncer la vanité ». (Cheng 2002: 117) Dans un dialogue avec Huizi, le représentant du courant des « logiciens » de son époque, Zhuangzi attaque explicitement le procédé d’une discussion de type pseudo-logique:
Zhuangzi et Huizi se promenaient sur un pont de la rivière Hao. Zhuangzi dit: « Voyez comme les vairons se promènent tout à leur aise ! C’est là la joie des poissons.
– Vous n’êtes pas un poisson, dit Huizi. Comment savez-vous ce qui est la joie des poissons ?
– Vous n’êtes pas moi, repartit Zhuangzi. Comment savez-vous que je ne sais pas ce qui est la joie des poissons ?
– Je ne suis pas vous, dit Huizi, et assurément je ne sais pas ce que vous savez ou non. Mais comme assurément vous n’êtes pas un poisson, il est bien évident que vous ne savez pas ce qui est la joie des poissons.
– Revenons, dit Zhuangzi, à notre première question. Vous m’avez demandé: comment savez-vous ce qui est la joie des poissons ? Vous avez donc admis que je le savais, puisque vous m’avez demandé comment.
Comment le sais-je ? Par voie d’observation directe sur le pont de la rivière Hao. » (Tchouang-tseu 2001: 143)
Cette discussion entre Zhuangzi et Huizi, comme on le voit, n’occupe pas de la question du vrai ou du faux d’une proposition. En effet, Zhuangzi tente de montrer qu’avec le langage, on traite non de faits, mais d’énoncés. Une proposition admissible ou recevable au sens où elle est logiquement possible, où elle manifeste toutes les apparences de la rationalité, ne révèle rien sur la réalité et n’accroît en rien la connaissance que nous pouvons avoir de cette réalité. Zhuangzi se méfie de la fausse recherche de vérité à laquelle se livrent les savants, avec leur confiance abusive dans le discours.
Ne rien dire
Puisque les limitations du langage nous enferment dans une certaine partialité, nous devons chercher à déborder la parole. Zhuangzi rêve d’une forme de langage qui pourrait déjouer sa condition langagière et qui se libèrerait des oppositions factices. En employant intensivement dans le texte les métaphores, les images, les questions doubles et contradictoires, les juxtapositions d’affirmations et de négations, Zhuangzi tente d’inventer au sein du langage un passage vers une autre manière de voir. Le langage doit être délaissé dès qu’il sert d’instrument négatif qui permettrait d’indiquer la réalité, sans la définir:
Les hommes qui sont en quête du Dao croient le trouver dans les écrits. Mais les écrits ne valent pas plus que la parole. Certes, la parole a une valeur, mais celle-ci réside dans le sens. Or, le sens se réfère à quelque chose, mais ce quelque chose ne peut se communiquer par les mots. Pourtant, c’est pour ce quelque chose que les hommes accordent de la valeur aux mots et transmettent les livres. Tout cela, le monde a beau lui donner du prix, moi je trouve que cela ne le mérite pas car ce à quoi on donne du prix n’est pas ce qu’il y a de plus précieux.
Pour exprimer cette nécessité d’un dépassement du sens littéral, Zhuangzi nous propose dans un autre passage, l’image de la nasse et du poisson:
La nasse sert à prendre le poisson; quand le poisson est pris, oubliez la nasse.
Le piège sert à capturer le lièvre; quand le lièvre est pris, oubliez le piège.
La parole sert à exprimer l’idée; quand l’idée est saisie, oubliez la parole.
Comment pourrais-je rencontrer quelqu’un qui oublie la parole, et dialoguer avec lui? (Tchouang-tseu 2001: 221)
Si l’on considère que la nasse est la parole, le poisson le sens, il y aurait d’une part l’instrument du langage et de l’autre, l’idée qu’on veut exprimer. La parole en tant qu’outil qui transmet dans l’immédiat, disparaît dans la quotidienneté de l’usage. Pour Zhuangzi, le langage au-delà de son inadéquation à exprimer la réalité, est à l’origine même de notre égarement. Comme on peut le souligner, « tout le Zhuangzi lui-même ne serait qu’une telle ‘nasse’ ou qu’un tel ‘lacet’, et qui reste ‘attaché’ à eux, nous prévient-on, est condamné à s’égarer ». (Jullien 1995: 356) La parole peut être « oubliée » en vue d’accéder à l’indicible.
Afin de revenir à notre état de nature, les taoïstes nous suggèrent de dépasser le langage et de s’abstenir de faire appel à l’intelligence humaine qui tend à scinder la totalité concrète et indivise en une dualité partiale. « La condition première pour la recherche du Dao est de se mettre en disponibilité, en congé, de manière à capter la petite musique qui nous vient de l’origine et qui n’a jamais cessé, malgré les bruits parasites de toute nature: activisme, conscience de jouer un rôle bien défini dans l’univers ou, plus généralement, confiance placée dans le discours, obstacle majeur dans la marche du Dao pour la simple raison qu’il n’est pas naturel », nous apprend Anne Cheng. (2002: 116) La réalité profonde cesse d’être perçue lorsque s’imposent les catégories du langage. C’est la raison pour laquelle Zhuangzi nous le dit :
« celui qui sait ne parle pas; celui qui parle ne sait pas. […...] [L]e saint pratique un enseignement sans parole. » (Tchouang-tseu 2001: 175)
Afin de désigner la manière d’accéder à cette réalité, il introduit un discours qui se compose d’une série de négations:
« Pour connaître le Dao, on ne doit ni penser ni réfléchir ; pour s’installer dans le Dao, on ne doit adopter aucune position ni s’appliquer à rien ; pour posséder le Dao, on ne doit partir de rien, ni suivre aucun chemin ». (Tchouang-tseu 2001: 175)
Ces négations visent à transcender toute position partiale et nous mettent dans une position de « globalité » dans laquelle demeurerait ouverte la totalité des possibilités.