Enseignement de Mtre Kojun Kishigami Osho
Qu’est-ce que l’hishiryo(1) ? C’est le zazen où il n’y a pas de pensées. On abolit les jugements d’appréciation ou de rejet. Vous avez certainement très souvent entendu dire d’étirer la colonne vertébrale, de rentrer le menton. Toute la posture a été expliquée très fréquemment, j’imagine…
On vous a dit : « Ne pensez pas ! » Ce qui est important, c’est de sentir qu’on est présent avec tout son corps. Il ne s’agit donc pas de penser. Il faut faire confiance non à la tête, non à ce que l’on pense, mais au corps assis dans sa posture.
Il est important de se dire qu’on s’assied dans la même posture que prenait Bouddha. Et à ce moment-là, dans cette assise, c’est l’énergie de l’univers qui peut entrer, qui peut pénétrer en nous. Il est important de maintenir cette position. Dans le Sandokai, il y a une phrase connue qui dit :
« Maintenez cette position, gardez cette posture. »
Même si à l’extérieur il y a différents sons ou odeurs et donc certains effets sur le corps, on essaie de les laisser passer, de ne pas réagir. On essaie de ne pas se laisser embobiner par les sons, par les odeurs, en se disant, « j’aime », « je n’aime pas ». On n’attache aucune importance à ce qu’on entend, à ce qu’on ressent de l’extérieur, ni au voisin qui fait ceci ou cela ; on est simplement assis.
Ne pensez pas non plus à ce que vous avez fait hier, ou à ce vous allez faire demain, ou juste après zazen. Les pensées, ceci est connu, vont de gauche à droite, volent par ci et par là : ne vous en préoccupez pas. Occupez-vous simplement de ce qui se passe ici et maintenant.
Bien sûr, certaines personnes pratiquent zazen pendant longtemps et malgré tout, elles ne comprennent pas que c’est là la base. Quand on est face à soi-même, si l’on ne pratique pas zazen, on est tout de suite embobiné par les événements et les sentiments que ces derniers peuvent provoquer, alors que les personnes qui ont pratiqué apprennent à mettre une certaine distance entre les événements et eux-mêmes.
Et c’est seulement lorsque vous prendrez conscience de cela — le fait que vous puissiez garder cette distance — ou quand cela prendra forme en vous, que vous serez libre.
Ce que je vais dire est un peu général, mais dans la culture européenne, il y a une forte tendance à vouloir prendre possession de l’environnement. Alors que la tendance en Orient est plutôt que l’individu essaye de s’harmoniser avec son environnement. C’est donc une attitude bien différente. Dans le bouddhisme et certainement dans le zen, on essaie de changer le cœur, on adoucit le cœur, on est plus tolérant.
Imaginez un bateau qui n’est pas très profond — il suffit qu’il y ait une vague un peu forte pour qu’il se retourne. Alors que si le fond est suffisamment profond, même s’il se renverse, ce bateau retrouvera vite sa stabilité initiale. Les personnes qui pratiquent zazen, même si elles se trouvent au milieu d’une tempête, retrouveront vite leur point d’équilibre.
Imaginez que vous ayez un projet pour la journée, mais voilà qu’il tombe à l’eau parce que tout simplement il pleut très fort. Un jour pareil, vous vous dites, « c’est bon, je peux m’installer, je vais lire. » Et puis, s’il fait beau, vous sortez, vous faîtes un pique-nique.
On trouve aussi les quatre saisons dans la vie humaine, qui est divisée en périodes : quand on est jeune on est actif, on travaille ; quand on est vieux on se repose davantage. Bien sûr, tout être humain espère prolonger sa jeunesse et rester vif et actif jusqu’à la fin de ses jours. Chaque saison a son caractère et ses offres à saisir ; le printemps a ses caractéristiques, profitez-en ; en hiver ce sera autre chose, profitez-en, profitez bien de chaque moment.
Imaginez que vous soyez malades : ne pensez pas qu’il soit absolument nécessaire de vous rétablir entièrement. Acceptez la maladie. Elle va disparaître si on se soigne normalement. La guérison ne se fait pas par sa propre force. C’est la vie elle-même, la force vitale, la force que vous utilisez dans la vie, qui va vous redonner la santé, qui va vous guérir. Le faite de se dire, « j’ai été malade mais j’ai pu continuer à vivre » est en soi-même un enseignement.
Face aux événements, n’ayez pas toujours une position — dire « c’est bon », « c’est mauvais ». Par exemple, il y a cette tasse ici devant moi, je peux la regarder sous cet angle-ci, sous cet angle-là : à chaque fois il y aura une autre vision de la tasse. Et quand vous êtes en discussion avec quelqu’un, n’avancez pas toujours vos propres idées, voyez aussi le point de vue de l’autre. Et donc une troisième personne pourra observer les deux points de vue, celui de A et celui de B.
Imaginez que vous soyez franchement fâchés, en guerre avec quelqu’un. Vous dites, « Là, je veux le tuer, c’est mon grand ennemi. » Mais imaginez que dans cette même situation, vous vous dites : « Que va-t-il se passer si demain je meurs ? » Peut-être aussi que demain l’autre, votre adversaire, sera mort dans un accident de voiture.
Donc, continuez le zazen dans cet esprit, sans vous dire, « Je veux ceci, je veux cela », et dites-vous que vous faites zazen presque comme si vous étiez mort. C’est une parole qu’a répétée souvent Kodo Sawaki : imaginez que vous entriez dans votre cercueil et que vous regardiez la vie. Faire zazen, c’est un peu entrer dans son cercueil. Donc ayez toujours cette optique à l’esprit quand vous faites zazen.
Sans mettre en avant vos propres pensées, dites-vous que vous vivez dans l’instant. N’essayez pas dans ce moment présent de ramener des pensées de la journée précédente ou d’autres idées du même genre. Si un jour vous êtes dans une grande tristesse, n’essayez pas de la chasser, essayer d’être cette grande tristesse. Ne la portez pas dans la tête, laissez-la descendre jusqu’en dessous du nombril, et portez-la ici [il touche son hara]. Si vous la laissez au niveau de la tête, ça va exploser.
Quand j’étais à Antai-ji [le temple où Kodo Sawaki a passé ses dernières années], on me disait : « Il faudrait que tu approfondisses la philosophie occidentale. » Donc j’ai suivi des cours à l’Université de Kyoto, et j’ai rencontré la pensée de Descartes, l’idée que nous ne sommes que des émanations de la pensée, que « Je pense, donc je suis ». J’étais très déçu. A la fin, que reste-t-il ? Il reste le raisonnement, la raison pure, la partie rationnelle de l’homme. Je ne suis pas d’accord avec Descartes. Pour être juste, il faudrait dire : « Je suis ici présent en vie, et c’est pourquoi je pense. »
Depuis Socrate et à cause de Descartes, les Occidentaux ne pensent que par l’esprit rationnel, donc par la tête. Alors qu’en Orient on pense avec son corps entier. C’est pourquoi nous voyons le corps dans le cadre de l’univers, d’une autre façon. Le soi porté par la tête n’est pas le soi réel, car le vrai soi est celui ressenti par le corps.
Bien sûr en Orient, le cerveau est également important, mais nous le voyons de la même façon que l’on voit qu’on a besoin d’une main pour toucher des choses, qu’on a besoin des yeux pour avoir une vision des choses. Le cerveau est considéré comme un sens au même titre que les autres sens. En fin de compte, il faut veiller à ce que ce cerveau n’aille pas dans tous les sens : d’où la nécessité de zazen.
La tête peut aller vraiment très très loin. Essayez de la contrôler et de simplement être assis. Quand vous êtes assis en zazen, c’est comme le tronc d’un arbre qui s’enfonce dans la terre, qui a ses racines dans le sol : les racines étant la position des jambes en zazen, que l’on soit en demi-lotus ou autre. Et donc avec l’étirement de la colonne vertébrale, l’arbre grandit.
Que se passe-t-il dans la tête ? Il y a des oiseaux qui essaient de faire un nid dans les branches, et ils grattent un peu ; avec leurs becs ils cognent contre les branches, et que sais-je… C’est l’esprit au travail. Laissez-le faire, mais ne vous en préoccupez pas. C’est un point essentiel. Donc quand vous êtes dans vos pensées en zazen, ce sont les oiseaux qui essaient de faire leur nid dans les branches.
C’est la différence entre le zazen et la méditation : dans la méditation, on observe les oiseaux faire leur nid. Je veux dire clairement par là que zazen n’est pas de la méditation. Deshimaru a dû vous en parler, j’imagine. Il faut essayer de calmer son esprit. Par exemple, après trois jours de zazen, les oiseaux vont continuer à faire leur nid dans l’arbre, mais vous n’y accordez plus d’importance ; c’est ce qui se passe, c’est le calme qui est présent, qui est en vous après quelques jours de zazen en sesshin.
Il s’agit d’avoir confiance en son corps complet et en son instinct, non en son cerveau. C’est l’instinct qui travaille. C’est le système nerveux autonome qui agit lorsqu’on fait zazen. Donc le sang se diffuse dans le corps et naturellement la respiration devient profonde… Quand le corps est comme je viens de le décrire, calme et concentré, l’esprit se calme également. C’est à ce moment-là qu’on ne voit plus de différence entre le corps qui fait zazen et l’univers. C’est difficile à exprimer. En fait ceci ne s’exprime que de manière intuitive. Que se passe-t-il en zazen ? Le corps entier accepte le zazen ou reconnaît zazen.
Donc tout ce qui relève de la philosophie, les quatre nobles vérités, etc., sont une explication du zazen, et suivent la pratique du zazen. La doctrine s’est développée en Inde, mais pourquoi cette pensée risque-t-elle de s’éteindre ? Parce que le coté rationnel était trop développé. Et la raison pour laquelle le zen a pu se perpétuer, c’est que les moines chinois qui l’ont pratiqué l’ont fait avec tout leur corps, en utilisant leur corps dans la nature.
J’ai essayé de vous expliquer le zazen hishiryo. Pour résumer : il y a eu d’abord zazen, et puis la connaissance ; la théorie du zazen est ultérieure à sa pratique. Par exemple, le Shobogenzo de Dogen Zenji est une explication du zazen. Il ne faut pas procéder en sens inverse : ne commencez pas par la lecture du Shobogenzo. Les érudits, les universitaires commencent par la lecture du Shobogenzo. Ils font des traductions, ils rédigent leur thèse de doctorat… Avec cette façon de faire, il y a des choses très dangereuses qui peuvent se produire. C’est surtout le pratiquant qui peut comprendre qu’il y a eu des erreurs.
En revanche, le danger pour la personne qui pratique uniquement zazen sans avoir d’autres guides, est qu’elle risque de tomber dans une situation assez périlleuse, psychologiquement. Elle peut avoir la sensation que son corps prend des dimensions énormes, ou qu’elle contrôle l’univers entier, ce genre de choses… Elle peut avoir une sensation d’extase, ou bien voir des images tout à fait particulières. Si Kodo Sawaki ou bien Dogen Zenji s’étaient confrontés à une telle personne, ils lui auraient dit d’aller voir un psychiatre. Zazen seul peut être dangereux, alors essayez de le combiner avec des connaissances.
Je vous donne une image : une personne qui a appris à nager trouve cela extra, formidable, elle continue à nager nager, mais finalement, elle est tellement impressionnée par sa nage qu’elle plonge dans la mer, et cela peut être dangereux. Mieux vaut ne pas aller en mer mais apprendre sous la direction d’un maître, et rester un peu plus au bord. Et quand vous voulez aller loin en mer, il est préférable de d’abord vérifier un peu les lieux, la géographie et les fonds marins avant de vous y lancer. C’est une image pour vous dire que les connaissances académiques, dont l’étude des textes bouddhiques, ont toute leur place.
Donc d’une part il y a d’abord l’intuition, la pratique, et ensuite les connaissances. Je peux constater aujourd’hui que Maître Deshimaru a très très bien enseigné la pratique de l’assise, mais pour consolider vos bases et pour développer les racines, je ne peux que vous encourager à poursuivre votre pratique.
On peut dire qu’au Japon, les connaissances sur le bouddhisme ont atteint un très haut niveau, mais malheureusement la pratique n’y entre pas. Pour rester dans la Voie juste et ne pas vous tromper de direction, ayez en tête les deux pôles : continuez à pratiquer, en enrichissant toujours vos connaissances. Les deux se complètent très bien. C’est également un point qui était très fortement souligné par Kodo Sawaki.
Moi dans ma jeunesse, j’ai pratiqué zazen, j’ai reçu beaucoup d’enseignements du maître, et j’ai étudié la philosophie occidentale, donc j’ai été bien occupé. C’est surtout à la fin, après la disparition de mon maître, que je me suis mis à étudier le bouddhisme. C’est aussi à cette époque que j’ai eu un retour de la nature qui m’a dit, « Tu es dans la bonne Voie, il est correct ton zazen. Ce que tu fais, c’est bon. »
En fait, tout cela pour vous dire que la pratique, c’est bien, mais que ça peut rester fort subjectif, et donc pour objectiver et vérifier que vous êtes bien dans la Voie juste, allez voir des maîtres et enrichissez vos connaissances. Vous pouvez tirer votre enseignement du zazen même, de la lecture ou bien comme c’est mon cas, de la nature. Je me suis situé au croisement de ces trois choses, et j’ai pu comprendre que je ne me trompais pas.
Gassho Bu-So
Qu’est-ce que l’hishiryo(1) ? C’est le zazen où il n’y a pas de pensées. On abolit les jugements d’appréciation ou de rejet. Vous avez certainement très souvent entendu dire d’étirer la colonne vertébrale, de rentrer le menton. Toute la posture a été expliquée très fréquemment, j’imagine…
On vous a dit : « Ne pensez pas ! » Ce qui est important, c’est de sentir qu’on est présent avec tout son corps. Il ne s’agit donc pas de penser. Il faut faire confiance non à la tête, non à ce que l’on pense, mais au corps assis dans sa posture.
Il est important de se dire qu’on s’assied dans la même posture que prenait Bouddha. Et à ce moment-là, dans cette assise, c’est l’énergie de l’univers qui peut entrer, qui peut pénétrer en nous. Il est important de maintenir cette position. Dans le Sandokai, il y a une phrase connue qui dit :
« Maintenez cette position, gardez cette posture. »
Même si à l’extérieur il y a différents sons ou odeurs et donc certains effets sur le corps, on essaie de les laisser passer, de ne pas réagir. On essaie de ne pas se laisser embobiner par les sons, par les odeurs, en se disant, « j’aime », « je n’aime pas ». On n’attache aucune importance à ce qu’on entend, à ce qu’on ressent de l’extérieur, ni au voisin qui fait ceci ou cela ; on est simplement assis.
Ne pensez pas non plus à ce que vous avez fait hier, ou à ce vous allez faire demain, ou juste après zazen. Les pensées, ceci est connu, vont de gauche à droite, volent par ci et par là : ne vous en préoccupez pas. Occupez-vous simplement de ce qui se passe ici et maintenant.
Bien sûr, certaines personnes pratiquent zazen pendant longtemps et malgré tout, elles ne comprennent pas que c’est là la base. Quand on est face à soi-même, si l’on ne pratique pas zazen, on est tout de suite embobiné par les événements et les sentiments que ces derniers peuvent provoquer, alors que les personnes qui ont pratiqué apprennent à mettre une certaine distance entre les événements et eux-mêmes.
Et c’est seulement lorsque vous prendrez conscience de cela — le fait que vous puissiez garder cette distance — ou quand cela prendra forme en vous, que vous serez libre.
Ce que je vais dire est un peu général, mais dans la culture européenne, il y a une forte tendance à vouloir prendre possession de l’environnement. Alors que la tendance en Orient est plutôt que l’individu essaye de s’harmoniser avec son environnement. C’est donc une attitude bien différente. Dans le bouddhisme et certainement dans le zen, on essaie de changer le cœur, on adoucit le cœur, on est plus tolérant.
Imaginez un bateau qui n’est pas très profond — il suffit qu’il y ait une vague un peu forte pour qu’il se retourne. Alors que si le fond est suffisamment profond, même s’il se renverse, ce bateau retrouvera vite sa stabilité initiale. Les personnes qui pratiquent zazen, même si elles se trouvent au milieu d’une tempête, retrouveront vite leur point d’équilibre.
Imaginez que vous ayez un projet pour la journée, mais voilà qu’il tombe à l’eau parce que tout simplement il pleut très fort. Un jour pareil, vous vous dites, « c’est bon, je peux m’installer, je vais lire. » Et puis, s’il fait beau, vous sortez, vous faîtes un pique-nique.
On trouve aussi les quatre saisons dans la vie humaine, qui est divisée en périodes : quand on est jeune on est actif, on travaille ; quand on est vieux on se repose davantage. Bien sûr, tout être humain espère prolonger sa jeunesse et rester vif et actif jusqu’à la fin de ses jours. Chaque saison a son caractère et ses offres à saisir ; le printemps a ses caractéristiques, profitez-en ; en hiver ce sera autre chose, profitez-en, profitez bien de chaque moment.
Imaginez que vous soyez malades : ne pensez pas qu’il soit absolument nécessaire de vous rétablir entièrement. Acceptez la maladie. Elle va disparaître si on se soigne normalement. La guérison ne se fait pas par sa propre force. C’est la vie elle-même, la force vitale, la force que vous utilisez dans la vie, qui va vous redonner la santé, qui va vous guérir. Le faite de se dire, « j’ai été malade mais j’ai pu continuer à vivre » est en soi-même un enseignement.
Face aux événements, n’ayez pas toujours une position — dire « c’est bon », « c’est mauvais ». Par exemple, il y a cette tasse ici devant moi, je peux la regarder sous cet angle-ci, sous cet angle-là : à chaque fois il y aura une autre vision de la tasse. Et quand vous êtes en discussion avec quelqu’un, n’avancez pas toujours vos propres idées, voyez aussi le point de vue de l’autre. Et donc une troisième personne pourra observer les deux points de vue, celui de A et celui de B.
Imaginez que vous soyez franchement fâchés, en guerre avec quelqu’un. Vous dites, « Là, je veux le tuer, c’est mon grand ennemi. » Mais imaginez que dans cette même situation, vous vous dites : « Que va-t-il se passer si demain je meurs ? » Peut-être aussi que demain l’autre, votre adversaire, sera mort dans un accident de voiture.
Donc, continuez le zazen dans cet esprit, sans vous dire, « Je veux ceci, je veux cela », et dites-vous que vous faites zazen presque comme si vous étiez mort. C’est une parole qu’a répétée souvent Kodo Sawaki : imaginez que vous entriez dans votre cercueil et que vous regardiez la vie. Faire zazen, c’est un peu entrer dans son cercueil. Donc ayez toujours cette optique à l’esprit quand vous faites zazen.
Sans mettre en avant vos propres pensées, dites-vous que vous vivez dans l’instant. N’essayez pas dans ce moment présent de ramener des pensées de la journée précédente ou d’autres idées du même genre. Si un jour vous êtes dans une grande tristesse, n’essayez pas de la chasser, essayer d’être cette grande tristesse. Ne la portez pas dans la tête, laissez-la descendre jusqu’en dessous du nombril, et portez-la ici [il touche son hara]. Si vous la laissez au niveau de la tête, ça va exploser.
Quand j’étais à Antai-ji [le temple où Kodo Sawaki a passé ses dernières années], on me disait : « Il faudrait que tu approfondisses la philosophie occidentale. » Donc j’ai suivi des cours à l’Université de Kyoto, et j’ai rencontré la pensée de Descartes, l’idée que nous ne sommes que des émanations de la pensée, que « Je pense, donc je suis ». J’étais très déçu. A la fin, que reste-t-il ? Il reste le raisonnement, la raison pure, la partie rationnelle de l’homme. Je ne suis pas d’accord avec Descartes. Pour être juste, il faudrait dire : « Je suis ici présent en vie, et c’est pourquoi je pense. »
Depuis Socrate et à cause de Descartes, les Occidentaux ne pensent que par l’esprit rationnel, donc par la tête. Alors qu’en Orient on pense avec son corps entier. C’est pourquoi nous voyons le corps dans le cadre de l’univers, d’une autre façon. Le soi porté par la tête n’est pas le soi réel, car le vrai soi est celui ressenti par le corps.
Bien sûr en Orient, le cerveau est également important, mais nous le voyons de la même façon que l’on voit qu’on a besoin d’une main pour toucher des choses, qu’on a besoin des yeux pour avoir une vision des choses. Le cerveau est considéré comme un sens au même titre que les autres sens. En fin de compte, il faut veiller à ce que ce cerveau n’aille pas dans tous les sens : d’où la nécessité de zazen.
La tête peut aller vraiment très très loin. Essayez de la contrôler et de simplement être assis. Quand vous êtes assis en zazen, c’est comme le tronc d’un arbre qui s’enfonce dans la terre, qui a ses racines dans le sol : les racines étant la position des jambes en zazen, que l’on soit en demi-lotus ou autre. Et donc avec l’étirement de la colonne vertébrale, l’arbre grandit.
Que se passe-t-il dans la tête ? Il y a des oiseaux qui essaient de faire un nid dans les branches, et ils grattent un peu ; avec leurs becs ils cognent contre les branches, et que sais-je… C’est l’esprit au travail. Laissez-le faire, mais ne vous en préoccupez pas. C’est un point essentiel. Donc quand vous êtes dans vos pensées en zazen, ce sont les oiseaux qui essaient de faire leur nid dans les branches.
C’est la différence entre le zazen et la méditation : dans la méditation, on observe les oiseaux faire leur nid. Je veux dire clairement par là que zazen n’est pas de la méditation. Deshimaru a dû vous en parler, j’imagine. Il faut essayer de calmer son esprit. Par exemple, après trois jours de zazen, les oiseaux vont continuer à faire leur nid dans l’arbre, mais vous n’y accordez plus d’importance ; c’est ce qui se passe, c’est le calme qui est présent, qui est en vous après quelques jours de zazen en sesshin.
Il s’agit d’avoir confiance en son corps complet et en son instinct, non en son cerveau. C’est l’instinct qui travaille. C’est le système nerveux autonome qui agit lorsqu’on fait zazen. Donc le sang se diffuse dans le corps et naturellement la respiration devient profonde… Quand le corps est comme je viens de le décrire, calme et concentré, l’esprit se calme également. C’est à ce moment-là qu’on ne voit plus de différence entre le corps qui fait zazen et l’univers. C’est difficile à exprimer. En fait ceci ne s’exprime que de manière intuitive. Que se passe-t-il en zazen ? Le corps entier accepte le zazen ou reconnaît zazen.
Donc tout ce qui relève de la philosophie, les quatre nobles vérités, etc., sont une explication du zazen, et suivent la pratique du zazen. La doctrine s’est développée en Inde, mais pourquoi cette pensée risque-t-elle de s’éteindre ? Parce que le coté rationnel était trop développé. Et la raison pour laquelle le zen a pu se perpétuer, c’est que les moines chinois qui l’ont pratiqué l’ont fait avec tout leur corps, en utilisant leur corps dans la nature.
J’ai essayé de vous expliquer le zazen hishiryo. Pour résumer : il y a eu d’abord zazen, et puis la connaissance ; la théorie du zazen est ultérieure à sa pratique. Par exemple, le Shobogenzo de Dogen Zenji est une explication du zazen. Il ne faut pas procéder en sens inverse : ne commencez pas par la lecture du Shobogenzo. Les érudits, les universitaires commencent par la lecture du Shobogenzo. Ils font des traductions, ils rédigent leur thèse de doctorat… Avec cette façon de faire, il y a des choses très dangereuses qui peuvent se produire. C’est surtout le pratiquant qui peut comprendre qu’il y a eu des erreurs.
En revanche, le danger pour la personne qui pratique uniquement zazen sans avoir d’autres guides, est qu’elle risque de tomber dans une situation assez périlleuse, psychologiquement. Elle peut avoir la sensation que son corps prend des dimensions énormes, ou qu’elle contrôle l’univers entier, ce genre de choses… Elle peut avoir une sensation d’extase, ou bien voir des images tout à fait particulières. Si Kodo Sawaki ou bien Dogen Zenji s’étaient confrontés à une telle personne, ils lui auraient dit d’aller voir un psychiatre. Zazen seul peut être dangereux, alors essayez de le combiner avec des connaissances.
Je vous donne une image : une personne qui a appris à nager trouve cela extra, formidable, elle continue à nager nager, mais finalement, elle est tellement impressionnée par sa nage qu’elle plonge dans la mer, et cela peut être dangereux. Mieux vaut ne pas aller en mer mais apprendre sous la direction d’un maître, et rester un peu plus au bord. Et quand vous voulez aller loin en mer, il est préférable de d’abord vérifier un peu les lieux, la géographie et les fonds marins avant de vous y lancer. C’est une image pour vous dire que les connaissances académiques, dont l’étude des textes bouddhiques, ont toute leur place.
Donc d’une part il y a d’abord l’intuition, la pratique, et ensuite les connaissances. Je peux constater aujourd’hui que Maître Deshimaru a très très bien enseigné la pratique de l’assise, mais pour consolider vos bases et pour développer les racines, je ne peux que vous encourager à poursuivre votre pratique.
On peut dire qu’au Japon, les connaissances sur le bouddhisme ont atteint un très haut niveau, mais malheureusement la pratique n’y entre pas. Pour rester dans la Voie juste et ne pas vous tromper de direction, ayez en tête les deux pôles : continuez à pratiquer, en enrichissant toujours vos connaissances. Les deux se complètent très bien. C’est également un point qui était très fortement souligné par Kodo Sawaki.
Moi dans ma jeunesse, j’ai pratiqué zazen, j’ai reçu beaucoup d’enseignements du maître, et j’ai étudié la philosophie occidentale, donc j’ai été bien occupé. C’est surtout à la fin, après la disparition de mon maître, que je me suis mis à étudier le bouddhisme. C’est aussi à cette époque que j’ai eu un retour de la nature qui m’a dit, « Tu es dans la bonne Voie, il est correct ton zazen. Ce que tu fais, c’est bon. »
En fait, tout cela pour vous dire que la pratique, c’est bien, mais que ça peut rester fort subjectif, et donc pour objectiver et vérifier que vous êtes bien dans la Voie juste, allez voir des maîtres et enrichissez vos connaissances. Vous pouvez tirer votre enseignement du zazen même, de la lecture ou bien comme c’est mon cas, de la nature. Je me suis situé au croisement de ces trois choses, et j’ai pu comprendre que je ne me trompais pas.
Gassho Bu-So