Je me le demande, à lire certaines réactions, où il me semble que ce questionnement crée plus de polémiques et de divergences, que de convergences. Car ça reste toujours une question pour moi, et je pense que c'est nécessaire que ça reste une question ouverte qu'on puisse toujours reposer.
Est-ce la question? Ou plutôt la façon de tenter d'y répondre qui crée cet état de fait?
Il m'avait semblé comprendre que ce qu'on appelle le bouddhisme, est avant tout un terme pour désigner une façon pratique et concrète de se relier à soi et au monde. De là on peut parler d'enseignement, de cadre de pratique, d'institution, de corpus de textes, d'écoles, etc...
Mais le bouddhisme, n'oublions pas que c'est d'abord un mot qu'on utilise, sans en avoir forcément épuisé le sens, et qu'il serait dommage de lui imposer nos propres représentations limitées non reconnues en nous-même.
Le dharma du Bouddha, consiste à d'abord regarder la réalité, cette réalité qui amène à la définition d'elle-même par les mots, pas à confondre les mots, les signifiants qui dénomment cette réalité avec celle-ci.
Donc n'y a-t-il pas risque de fermer le bouddhisme sur lui-même en tentant de le définir?
N'est-ce pas avant tout une expérience avant que d'être une théorie intellectuelle?
L'expérience que pointait le Bouddha et tous ses successeurs n'est-elle pas avant tout une expérience profondément humaine et universelle?
Une expérience qui vient d'avant même le bouddhisme et le fait qu'il soit nommé?
A bien y regarder, n'y a-t-il pas eu, dans ceux qui furent des grandes figures du bouddhisme, un seul de ces maîtres qui n'ait assumé son regard particulier, qui n'ait risqué une interprétation, à partir de sa tradition? A partir de l'épuisement des mots dans la pratique elle-même?
Ceux qui furent de grandes figures sont-ils restés orthodoxes, ou bien n'ont-ils pas osé une formulation moderne, inscrite dans leur espace-temps? N'ont-ils pas osé l'interprétation, la relecture, la mise en question de ce qu'ils ont reçu? N'ont-ils pas en fait surtout mis en relation ce qu'ils ont appris, avec le monde vivant, plutôt que de l'enfermer dans une bibliothèque ou un lieu fermé dont ils auraient eu seuls les clés?
Kodo Sawaki disait qu'il faudrait réécrire les sutras sans cesse. Je pense qu'il avait raison.
Bien sûr, on pourra toujours objecter que ce n'est pas sans risque d'erreur. Mais la vie est-elle sans risque d'erreur? La prise de risque n'est-elle pas ce qui permet le changement et l'évolution?
Parce que les sutras, ont été le relevé de paroles prononcées de façon circonstantielles. Liées à un environnement, à un espace-temps particulier. N'est-il pas nécessaire de faire la démarche de les rendre actuelles sans cesse?
Ce qu'on appelle le bouddhisme est-il un système, un enseignement défini, voire fini?
N'est-il pas évolutif, vivant?
Son but ultime n'est-il pas de parler d'amour, un amour de la vie non aliénée??
Peut-il parler de ce qui sépare, faire des catégories pour rejeter ou juger ce qu'il n'est pas?
Le bouddhisme n'est-il pas une attitude qui embrasse toutes notions, en lieu et place de discriminer, trier, et juger ce qui est acceptable et ne l'est pas??
Voir ce qui est tel que c'est, n'est-ce pas avant tout un acte d'accueil de ce qu'on voit, de ce qu'on sent?
Cela est-il compatible ou pas avec l'idée d'un dieu? Ce n'était pas le propos du Bouddha, qui parlait de comment cesser de s'illusionner et souffrir en ne voyant pas la réalité telle qu'elle est.
Rejetait-il les religions? Rejetait-il l'intellect?
Je ne crois pas qu'il rejetait quoi que ce soit ni même ne disait ce qu'il fallait penser. Il donnait les éléments de sa propre conscience du monde comme outils en partage à ses proches, et à chacun d'en faire ce qu'il veut. Je n'ai pas le sentiment à lire les sutras qu'il ait imposé d'adhérer à ses propos. Mais qu'il essayait de faire reparcourir à son interlocuteur le chemin qui lui avait permis de comprendre le monde, par ses propres moyens, afin que sa compréhension ne soit pas aveugle, mais dûe au fait qu'il pouvait plus sentir organiquement, tant que comprendre intellectuellement, la vision d'un éveillé au monde. Ne pas être d'accord aveuglément dans une discussion de représentant de commerce, mais dans un vrai consentement éclairé.
Dans un éclairement mutuel qui se devrait d'être le rôle de la relation de maître à disciple, elle aussi à réactualiser sans cesse.
Donc j'ai trouvé quelques citations intéressantes pour appuyer cette réflexion sur le qu'est ce qu'on appelle par convention de langage, bouddhisme.
D'abord, Chögyam Trungpa(pratique de la voie tibétaine) :
« Notre démarche est une démarche bouddhiste classique-pas dans un sens formel, mais en ce que nous allons au coeur de l'approche bouddhique de la spiritualité. Bien que la voie du Bouddha ne soit pas déiste, elle n'entre pas en contradiction avec les disciplines postulant l'existence d'un Dieu. Les différences entre les voies portent plutôt sur l'accent et la méthode. Les problèmes fondamentaux du matérialisme spirituel sont communs à toutes les disciplines spirituelles. Dans l'approche bouddhiste, on part de la confusion et de la souffrance qui sont notre lot, et l'on s'emploie à déméler l'écheveau des causes. Dans l'approche déiste, on part de la richesse divine, et l'on tâche d'élever sa conscience jusqu'à faire l'expérience de la présence de Dieu. Mais dès lors que notre confusion et nos points négatifs sont un obstacle à la relation avec Dieu, l'approche déiste doit s'en occuper aussi. L'orgueil spirituel, par exemple, est tout à fait un problème commun aux disciplines déistes et au bouddhisme.
Selon la tradition bouddhiste, l'avance sur le sentier spirituel consiste à pourfendre notre confusion et à recouvrer l'état d'éveil, condition originelle de notre esprit. Lorsque l'esprit, dans sa condition éveillée, est encombré par l'ego et la paranoïa attenante, il prends les caractéristiques d'un instinct sous-jacent. Aussi n'est-il pas tant question d'édifier l'état d'éveil que de réduire en cendre les confusions qui l'obscurcissent. Et c'est dans le processus même de destruction de ces confusions que l'on accède à l'illumination. S'il en était autrement, la condition éveillée de l'esprit serait un produit dépendant des causes et des effets, et donc soumise à dissolution. Tout ce qui a été créé doit, tôt ou tard, périr. Si l'illumination était une création, l'ego pourrait toujours, se réaffirmant, causer un retour à l'état de confusion. L'illumination est permanente parce que nous ne l'avons pas produite, nous l'avons seulement découverte. »
Je trouve cette citation éclairante, surtout dans sa vision du caractère permanent de l'illumination : ce n'est pas quelque chose que nous puissions obtenir ni créer. C'est déjà là, mais on ne voit pas.
J'ai trouvé aussi cela de Me Deshimaru, qui peut paraître étonnamment non bouddhiste, mais à mes yeux profondément humain. Il s'agit d'une lettre écrite à ses disciples peu avant sa mort :
« ...Et à la fin, je m'abandonne à vous, Dieu, Bouddha, Brahman, Allah, que je ne peux voir et ne sais qui vous êtes. Quoi qu'il en soit, je devrai m'en remettre à quelqu'un. Je n'ai pas besoin de connaître votre nom, car le nom crée des catégories. Nous devons être au-delà de Dieu ou Bouddha.....Zazen, gyoji, devraient conduire à ce monde infini et éternel qi est l'harmonie entre notre esprit et le cosmos. Nous devons un profond respect à son pouvoir infini qui offre beaucoup de choses. Il faut remercier ce pouvoir éternel qui peut nous secourir dans notre impuissance. Mes chers amis bien-aimés, je vous souhaite santé, force et bonheur, spécialement bonheur spirituel. Je vous souhaite d'avoir de la compassion envers autrui et vis à vis de votre mauvais karma. N'ayez pas un esprit mesquin et obséquieux. S'il vous plaît, allègrement, brillamment, soyez ouverts aux cieux. S'il vous plaît respectez-vous les uns les autres et ne les rejetez pas. Harmonisons-nous ensemble, tous ensemble, du tréfonds de notre esprit. C'est particulièrement important dans notre sangha....Le désir de conquète, l'agression armée, et l'invasion économique sont les pires ennemis pour la vraie paix et la liberté de l'être humain. »
Il a dit aussi : « Celui qui n'est pas capable d'aimer les autres du même amour que la vieille dame a pour un enfant n'a rien compris au Zen. La dimension ultime dans les profondeurs de l'être, la dimension suprème de la vie est la conscience et l'amour universels. Ils ne peuvent existe l'un sans l'autre. Vérité et amour sont une seule et même chose. »
On pourrait donc trouver étrange ce genre de discours chez un pratiquant de zen, mais à la fin, il ne s'occupe pas de l'orthodoxie bouddhiste de ses mots : il s'adresse au Coeur de l'humain. D'ailleurs, c'est ce qui ressort unanimement des témoignages que j'ai pu recevoir de ceux qui l'ont connu : une personne qui était là, pour les autres, qui aimait les autres même si cela a pu prendre des formes de colères terrifiantes.
Comment alors pourrait-on utiliser le bouddhisme pour ostraciser, exclure, fermer des portes, et entrer en conflit?? Ce n'est pas cela qui a été enseigné, mais simplement de devenir soi-même au-delà de ce qu'on pense de soi-même. Cela ne peut être fait sans un Autre, et des autres. Pas d'enseignement sans Bouddha, sans communauté.
La question n'est donc pas d'entrer en opposition avec une autre religion, ou une autre façon de penser. Le bouddhisme n'est pas contre le christianisme, ni contre la psychologie des profondeurs de Jung ou Durckeim, et il n'est pas anti-intellectualiste non plus.
Un ami, qui a pratiqué le zen, et est devenu enseignant chrétien orthodoxe, me disait que le dogme, autrefois, consistait à dire ce que Dieu n'était pas, mais pas à contraindre la pensée à lui donner un objet pour définir ce que c'est. C'était en fait formulé comme un koan, par une proposition insoluble rationnellement, pour aller au-delà du dualisme. Nous avons donc des liens dans notre propre culture chrétienne, à reconnaître, avec le bouddhisme.
Et discutant, nous sommes tombés d'accord, sur le fait qu'à la fin, ce qui nous relie tous dans toutes les voies, c'est un processus d'individuation. Et à ce titre, je pense que la psychologie a à nous apprendre, notamment Jung. On ne va pas au-delà du Soi sans faire connaissance avec ce Soi.
Donc pour finir, j'avais très envie de citer Jean-Yves Leloup (évangile de Philippe), parlant du rôle de l'étude de la tradition et des textes, du rôle unificateur ou séparateur des mots, selon l'usage qu'on en fait. Qu'on pourrait appliquer dans le monde bouddhiste (qu'il connaît pour l'avoir expérimenté, par ailleurs).
Pour ne pas oublier que lorsqu'on parle de bouddhisme, on parle d'une réalité limitée à ce qu'on en comprend soi-même, qu'on peut donc remettre en cause, mais aussi d'une ouverture à ce qu'on ne sait pas, qui est au-delà de nous, et peut aussi amener à plus de liberté, d'harmonie, à user des mots comme instruments de lien entre nous, et non de séparation.
Je lui laisse la parole :
« Quel intérèt y a-t-il à traduire et à étudier des textes souvent obscurs et refoulés des origines du christianisme? D'abord un intérèt historique : c'est le minimum de l'honnèteté que de chercher à savoir d'où nous venons, quelles sont nos sources, nos références....Le christianisme est une religion sinon inconnue, du moins méconnue, surtout quant à ses origines......Le contact avec nos origines, nous replace dans un espace de liberté, de non-dogmatisme, d'étonnement devant l'Evènement que constituent la personne, les actes et les paroles de l'Enseigneur galiléen, étonnement et liberté d'interpréter sa personne, ses actes et ses paroles comme facteur d'évolution, de transformation et d'Eveil pour chacun et pour tous ceux qui croient en Lui.
D'un point de vue anthropologique, ces Evangiles nous rappellent l'importance du noùs, cette fine pointe de la psyché capable de silence et de contemplation comme dans l'Evangile de Marie ; ils nous rappelent également l'importance de l'imagination......Une grande idée découle de cette reconnaissance de l'imagination : les hommes et les sociétés peuvent changer....Il n'y a d'histoire humaine ou cosmique que lorsqu'un imaginaire est là pour le dire et le raconter.
Si cet imaginaire n'est pas gardé vif, il n'y a plus alors d'histoire à raconter, les institutions se sclérosent et se dogmatisent, leur objectivation prend des allures d'absolu. Si l'imaginaire est figé ou arrèté, il n'y a plus alors de création possible et, par voie de conséquence, il n'y a plus de démocratie possible, de sciences, d'art et de poésie possible. Si les hommes manquent d'imagination, quelles issues trouveront-ils à ce qui leur arrive?
Ainsi une des fonctions de ces textes inspirés, est-il de stimuler notre imagination ou plus précisément notre faculté d'interprétation, car, comme on le sait, si « l'homme est condamné à être libre », c'est qu'il est condamné à interpréter. Rien, ni dans le monde, ni dans le livre, n'a de sens a priori, c'est à l'homme de lui en donner un, c'est ainsi qu'il participe à l'acte créateur.(....)
...L'Evangile de Philippe nous rappelle à l'humilité qui est une humilité libératrice. Accepter que c'est parfois au nom du Bien que l'on fait le plus de mal, au nom de Dieu et de sa Justice que l'on commet les crimes les plus sanglants et les plus injustes, devrait nous délivrer du fanatisme.
Accepter que tout acte, même le meilleur, n'est jamais sans mauvaises conséquences.
C'est avec le même pollen que l'abeille fait son miel et le frelon son venin. Les saints et malheureusement les inquisiteurs se réfèrent au même Evangile.
Tant qu'il y aura des mots il y aura des maux, nous rappelle encore l'Evangile de Philippe :
« Les mots que nous mettons sur les réalités terrestres entraînent l'illusion,
ils détournent le coeur de ce qui est Réel de ce qui n'est pas Réel.
Celui qui entend le mot « Dieu » ne saisit pas le Réel,
mais une illusion, une image du Réel.
De même les mots Père, Fils, Saint-Esprit, Vie, Lumière, Résurrection, Eglise,
tous ces mots ne disent pas la Réalité ;
nous le comprendrons le jour où nous ferons l'expérience du Réel.
Tous les mots que nous entendons dans le monde sont là pour nous décevoir.
S'ils étaient dans « l'Espace Temple », ils se tiendraient silencieux
et ne désigneraient plus de réalités mondaines,
dans l' »Espace Temple » (Eon) ils se taisent » (Ev Ph logion 11,1-11)»