Maître Ryôtan Tokuda
Maître Eckhart a dit : "En Dieu n’est que « un » et « un » est indivisible, et celui qui saisit autre chose que « un », c’est une partie et non pas « un » : « Dieu est un » et celui qui cherche et désire quelque chose de plus, ce n’est pas Dieu, c’est une partie, que ce soit repos ou connaissance ou quoi que ce soit, autre que la volonté de Dieu, c’est en vue de soi-même et n’est rien." (Sermon Got hât die armen gemachet durch die rîchen, traduction Jeanne Hancelet-Hustache).
Maître Eckhart dit clairement que Dieu est "Un". Dans le chapitre Bendôwa du Shôbôgenzô, Maître Dôgen écrit que faire une distinction entre la pratique et la réalisation n'est pas le vrai bouddhisme. Dans le vrai bouddhisme, pratique et réalisation ne sont qu'une seule et même chose.
Lorsque nous sommes assis en zazen, nous sommes assis dans la pureté et dans la transparence. À ce moment-là, l'éveil est tout à fait présent et nous sommes dans cet instant, l'éveil même. Il est inutile de chercher quoi que ce soit d'autre, qu'il s'agisse d'un état particulier ou de quelque chose en dehors de nous-mêmes.
Certains commencent à pratiquer dans un but, mais ils ne trouvent pas de paix dans leur pratique. Ils ne savent pas que le désir qui les anime est la source de leur malaise. Ils ne font que remplir un tonneau sans fond. Maître Dôgen dit qu'il est bien rare de rencontrer quelqu'un qui soit sur la voie. La plupart des gens disent qu'ils ne peuvent l'atteindre ou qu'ils ne peuvent la trouver. Ils ressemblent aux poissons qui nagent dans l'océan et qui réclament de l'eau à grands cris.
Nous ne devons pas pratiquer zazen comme des hommes ordinaires mais comme des bouddhas. Nous pourrions être libres mais nous ne le sommes pas car nous tentons de mettre à profit cette pratique.
Si la pratique et l'éveil sont séparés, on peut les voir. Mais s'ils ne font qu'un de sorte que la pratique est l'éveil et que l'éveil est la pratique, dès lors, on ne peut plus les voir. On peut tout couper avec un sabre, mais le sabre ne peut se couper lui-même. Nous aimerions sentir, voir, toucher l'éveil. Mais ce que nous ressentons, voyons, pensons de l'éveil est certainement autre chose. Si réellement nous en faisons l'expérience, nous en avons directement l'intuition. Tout sentiment de séparation cesse alors et nous réalisons l'unité.
Si on a conscience de l'éveil, cette conscience devient la source de maladies. Il nous faut l'oublier, même si cet éveil est juste. À quelqu'un qui avait demandé à Maître Kôdô Sawaki s'il avait déjà atteint l'éveil, celui-ci avait répondu : "Je n'ai jamais fait une telle bêtise." Il ne faut jamais s'arrêter et toujours continuer zazen.
Dans le Bendôwa, Maître Dôgen a écrit que la pratique et l'éveil n'ont ni commencement ni fin. Quand bien même nous parlons de pratique et d'éveil, ceux-ci ne sont qu'une seule et même chose. C'est pourquoi tous les bouddhas et tous les patriarches n'ont cessé de pratiquer. Le Bouddha Shâkyamuni a pratiqué dans la forêt pendant six ans et Bodhidharma dans une grotte pendant neuf ans. Mais ils ne pratiquaient pas afin d'obtenir l'éveil. Beaucoup sont déçus lorsqu'on leur dit que la pratique et l'éveil ne prennent jamais fin. Lorsqu'on n'a pas compris ce point essentiel, il est difficile de pratiquer longuement le zen.
Maitre Eckhart dit encore : "Voyez : selon qu'il est Un et simple, il vient dans cet Un que je nomme un petit château-fort dans l'âme, autrement il n'y pénètre d'aucune manière, ainsi seulement il y pénètre et y demeure. Par cette partie d'elle-même, l'âme est semblable à Dieu, et non autrement." (Sermon Intravit Iesus in quoddam castellum, traduction Jeanne Hancelet-Hustache).
Maître Eckhart emploie l'expression "petit château-fort". Dans le zen, nous utilisons le symbole du cercle. Mais comment pénétrer dans ce cercle vide ou dans ce château-fort ? Il faut nous oublier nous-mêmes et nous dépasser. Par cet abandon et cet oubli, nous pénétrons dans le cercle. Lorsque nous parlons de dépasser, on pourrait croire qu'il y a quelque chose de plus en dehors de nous, mais maître Eckhart dit bien : "le petit château-fort dans l'âme". À ce château-fort dans l'âme nul chemin, nulle voie, nulle porte n'y mène. On ne sait y accéder sinon par l'Un et le Pur.
Nous nous demandons : pourquoi simplement s'asseoir ? En vertu de quoi ? Mais s'asseoir ainsi n'a pas de cause. Simplement s'asseoir veut juste dire simplement s'asseoir. Tant que nous avons encore besoin d'une cause ou d'un but, nous ne savons pas trouver la paix dans zazen. Nous cherchons quelque chose de plus, quelque chose qui se trouverait "derrière" zazen et du coup nous sommes déchus de l'Un. C'est seulement lorsque nous n'avons plus besoin de cause que nous trouvons la paix.
Il ne faut pas croire que deux se rejoignent dans l'union et, de ce fait, deviennent un. L'Un est un et n'a jamais été divisé. C'est là encore l'expérience de zazen. Cette pratique nous donne la posture d'un bouddha, la respiration d'un bouddha et l'esprit d'un bouddha.
Dans le chapitre Kaiin zammai ("Le samâdhi du sceau de l'océan") du Shôbôgenzô, Maître Dôgen écrit que tous les fleuves se jettent dans l'océan. Tous les fleuves, si différents soient-ils, deviennent un. Il dit aussi que lorsque les vagues de l'océan sont soulevées par le vent, elles meurent sur le rivage. De ce point de vue, nous voyons des vagues qui naissent et qui meurent, nous voyons un avant et un après. Et pourtant dans le samâdhi, nous ne voyons pas que les vagues, nous voyons aussi l'eau de l'océan. Il est dit que les vagues sont de l'eau et que l'eau n'est pas séparée des vagues. Si nous contemplons l'océan en regardant l'eau, il n'y a plus alors ni apparition ni disparition et l'océan ne décroît ni n'augmente. C'est là le samâdhi de l'océan. Pratiquer zazen, c'est atteindre et conserver ce samâdhi.
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