Publié par Brad le 7 mars 2016
Eveil et dépucelage
Dimanche dernier, j'ai dirigé un atelier au Centre Zen d'Austin (Texas). J'ai eu du bon temps. Pendant l'atelier, le groupe et moi sommes entrés dans une intéressante discussion sur l'Eveil. Je n'ai pas enregistré mon discours. Je n'enregistre jamais les meilleurs. Mais je vais tenter de vous écrire de mémoire ce que je pense avoir dit.
Il existe un phénomène qu'on appelle souvent "expériences de l'Eveil," ou "satori," ou "kensho," ou "ouverture," ou "illumination" ou ce que vous voudrez. Mon maître appelait cela "résoudre les problèmes philosophiques."
C'est un moment où l'on voit avec une clarté parfaite que tout ce qu'on raconte sur l'unité avec le cosmos, sur le moi individuel identique avec le Grand Soi de l'Univers, sur la non-différence/séparation entre sujet et objet, et tout le toutim n'est pas qu'une abstraction ou une stance philosophique. Mais c'est au contraire une meilleure description de ce que sont réellement les choses que tout ce qu'ont pu nous raconter tous ceux qui nous ont jamais enseigné quelque chose, que l'histoire qu'on a crue absolument et sans le moindre doute depuis le début de notre vie.
C'est un moment important. Profond et signifiant. Qui fait tourner la tête. Un truc majeur.
Mais à bien des égards, c'est comme de perdre son pucelage. On ne peut le perdre qu'une seule fois. Et peu importe ce qu'on peut faire comme sexe après, on se rappelle toujours de sa première fois.
Parce qu'on a franchi une limite. Avant d'avoir une pour la première fois une relation sexuelle, le sexe est une abstraction. On peut avoir lu sur le sujet, regardé des vidéos ou imaginé ce à quoi cela pourrait ressembler, etc. Mais une fois qu'on l'a fait pour de vrai, on découvre des tas de trucs sur le sexe qu'aucune vidéo ne pourrait jamais nous montrer, qu'aucun écrit ne pourrait expliquer de façon adéquate, et qui ne faisaient absolument pas partie de notre version imaginaire de l'activité. Du genre, "OK, c'est ça que ça sent!"
Un de nos problèmes en tant qu'Occidentaux qui se font tout juste présenter une tradition dans laquelle ce genre d'expériences sont considérées comme possibles, c'est que nous avons tendance à nous laisser bien trop impressionner par ceux qui les ont. Par exemple, nous dirons qu'une telle personne est désormais Eveillée et nous allons créer toutes sortes de mythologies autour de ce que cela implique.
Cela n'est en rien limité à l'Occident. En Asie, il y a aussi une forte tendance à attacher toutes sortes de trucs délirants et irréalistes à une personne qui a fait cette expérience. C'est même parfois pire, parce qu'ils ont eu bien plus longtemps à leur disposition pour développer ces mythes!
Mais c'est un peu comme quand on est adolescent et qu'il y a ce garçon dans votre petit groupe de morveux qui traîne toujours à la porte de l'école avant que la cloche sonne, et qui y arrive pour la première fois. Il devient une espèce de célébrité. C'est celui qui sait. Comme Fonzie. Et tout le monde veut lui demander comment c'est et entendre les histoires salaces.
Ce qu'il y a, pourtant, c'est que c'est pas parce qu'on a baisé une fois qu'on devient illico un expert dans Tout Ce Qui Est Sexe. En fait, on est probablement un cancre là-dedans aussi. Mais vos copains ne le savent pas. Ils sont toujours hyper impressionnés.
Et de même qu'il n'y a rien à perdre son pucelage qui fait qu'on est soudain un expert en navigation de toutes les implications éthiques d'avoir des relations sexuelles, il n'y a rien à la prétendue "expérience de l'Eveil" qui enseigne tout du comportement éthique dans son ensemble. Voir clairement qu'on est littéralement un avec tout et tous peut t'apporter l'entendement du pourquoi il faut être éthique. On voit clairement que faire du tort à quelqu'un d'autre, ou voler quelqu'un d'autre, ou toute autre saloperie qu'on peut faire à quelqu'un ou quelque chose est un acte déplaisant qu'on se fait à soi-même, et vice-versa.
Ce qui ne veut pas dire qu'on ne va pas faire ces saloperies ou qu'on va toujours tout faire correctement. Les habitudes qu'on a prises lorsqu'on était incapable de voir cela restent fortes. On garde toutes ces pulsions inavouables et cette histoire personnelle tordue qu'on avait avant cet "Eveil." La différence, c'est qu'on a désormais une nouvelle perspective sur ses névroses. Ce qui ne les fait pas partir pour autant.
En fait, cela pourrait bien empirer les choses. Si on prend soudain conscience qu c'est tout moi, moi, moi aussi loin que porte l'horizon, on pourrait bien en conclure que tout ce qu'on fait aux autres est OK parce que -- hého! -- tout ça c'est moi et je maîtrise! Je vois tout plein de gens prétendument "éveillés" qui me paraissent agir comme si c'était ainsi qu'ils pensent. Mais ce n'est pas ça.
C'est là qu'entrent en jeu les préceptes. Dans la version de la cérémonie des préceptes du San Francisco Zen Center, on vous demande: "Pourrez-vous les garder dorénavant, même après avoir atteint l'Eveil?" J'aime bien ça. C'est une sacrée bonne question. Mais on n'est pas censé répondre "C'est une sacrée bonne question." On est censé répondre, "Oui!"
Lors de l'atelier de dimanche, quelqu'un m'a demandé: "Etes-vous éveillé?" C'est une question licite, je suppose. J'ai écrit deux livres à propos de mon expérience de perte de virginité, Harcore Zen et There Is No God And He Is Always With You. J'ai fait de mon mieux pour tenter de faire comprendre ce que c'était, mais j'ai parfois l'impression que j'y suis allé à la hache.
Je sais qu'il existe des personnes qui font tout le circuit spirituel et qui ont eu des expériences similaires à ma perte de pucelage, et qui vont audacieusement soutenir qu'ils sont Eveillés. Mais je me demande bien ce que cela veut dire. Qu'est ce que cela signifie pour eux et pour les gens à qui ils le disent? Est-ce que cela implique qu'ils ont franchi une sorte de ligne d'arrivée spirituelle? Parce que je n'ai pas l'impression que c'est mon cas, ni que cela le sera jamais. Donc, de ce point de vue, je ne suis pas éveillé, et n'imagine pas que je le serai jamais.