Robert M. Pirsig a écrit:"L’application de ce couteau, la division du monde en parties et la construction de cette structure, sont des choses que fait tout un chacun. Nous sommes tout le temps conscients de millions de choses autour de nous – ces formes changeantes, ces collines brûlantes, le bruit du moteur, la sensation de la poignée de gaz, chaque caillou et broussaille et poteau de clôture et débris sur le bas-côté de la route – conscients de ces choses, mais pas vraiment conscients, à moins qu’il n’y ait quelque chose d’inhabituel ou qu’elles reflètent quelque chose que nous sommes prédisposés à voir. Il ne nous serait pas possible d’être conscients de ces choses et de nous les rappeler toutes parce que nos esprits seraient si pleins de trop de détails inutiles qu’il nous serait impossible de penser. Il nous faut choisir parmi toute cette conscience, et ce que nous choisissons et appelons conscience n’est jamais la même chose que la conscience parce que le processus de choix la transforme. Nous prenons une poignée de sable dans l’infini paysage de la conscience qui nous entoure, et nous appelons monde cette poignée de sable.
Une fois que nous avons cette poignée de sable, le monde dont nous sommes conscients, un processus de discrimination se met au travail. C’est ça le couteau. Nous divisons le sable en parties. Ceci et cela. Ici et là. Noir et blanc. Maintenant et alors. La discrimination est la division en parties de l’univers conscient.
La poignée de sable paraît uniforme, au début, mais plus on la regarde, et plus on y trouve de diversité. Chaque grain de sable est différent. Il n’y en a pas deux pareils. Certains sont similaires d’une certaine façon, certains d’une autre, et on peut disposer le sable en piles différentes – par dimensions différentes – par formes des grains – par sous-types de forme des grains – par degrés d’opacité – et ainsi de suite, ad infinitum. On pourrait penser que ce processus de subdivision et de classification finirait par trouver son terme, mais ce n’est jamais le cas. Ça ne fait que continuer à l’infini."
Ce passage que je vous cite se trouve au chapitre 7 du livre "Le Zen et l'Art de l'entretien de la motocyclette" (ma traduction perso: la traduction officielle aux Editions du Seuil est un scandale de nullité).
Je ne puis m'empêcher de le mettre en parallèle avec la nouvelle de Borgès, "Funès el Memorioso". Funès est un infirme parce qu'il se rappelle absolument tout, et lorsqu'il évoque un souvenir, cette évocation lui prend autant de temps que l'événement lui-même en avait pris. Il n'a donc jamais le temps de rien.
Il m'évoque aussi cette difficulté que nous avons tous à voir, à voir, parce que nous ne voyons que ce que nous avons appris à voir.