Je souhaitais partager avec vous, un texte que je trouve assez fabuleux en soi... Les propros du vieux Tcheng.
LES PROPOS DU VIEUX TCHENG
Maître tch’an pour le XXe siècle de Tcheng
N° ISBN : 2-86681-042-2
Année de parution : 1992
Publication éditée aux éditions "Les deux océans"
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Voir l'esprit originel, c'est voir, que les pensées soient présentes ou non, que l'on soit immobile ou actif, que l'on parle ou que l'on se taise, que l'on soit empereur, moine ou sans feu ni lieu.
Tout homme est illuminé par l'esprit originel. Certains le voient et d'autres l'ignore. C'est là seulement toute la différence entre eux.
Etre dans l'évidence de l'esprit originel, c'est là, la seule affaire de votre existence. Vous en écarter du trait le plus infime, et vous retombez aussitôt dans l'égarement et le tourbillon sans fin des causes et des effets.
Le vieux Tcheng a dit:
Moi le vieux Tcheng, je n'interviens pas pour maintenir, modifier ou changer le cours des choses en suivant les désirs de l'esprit singulier. Point de garde ni de révolte, mais seulement l'acte nécessaire. Si je me comporte d'une manière différente avec vous, crânes tondus, c'est pour qu'enfin vous osiez voir l'esprit originel directement par vous-mêmes au lieu de toujours le chercher par l'intermédiaire de gaillards morts ou la fréquentation d'étourdis tels que moi.
Ma façon à moi, c'est de vous secouer comme l'arbrisseau au vent de la montagne. Ce faisant je romps tous vos étais et vous voilà tout désemparés, n'ayant plus rien à quoi vous raccrocher. Mais parce que je sape toutes vos petites sécurités et qu'ainsi vous voilà remplis de peur, vous dites pour vous rassurer de nouveau que je pêche contre la Loi et les convenances et ne suis qu'un vil blasphémateur. Vous continuez ainsi à vous agripper désespérément à l'apparence et à l'accessoire au lieu de les laisser vous quitter d'eux-mêmes sans chercher à les retenir.
Mes paroles ne trouvant pas d'écho en vous, alors je vous joue un tour et vous dis qu'elles viennent d'un gaillard célèbre, mort depuis des siècles. Mais vous ne comprenez pas davantage qu'elles vous concernent directement dans l'immédiat. Au contraire vous vous en saisissez comme d'une chose précieuse, bonne à conserver et à cultiver. Crânes tondus, à vous accrocher à des futilités, vous gaspillez votre vie pour rien et l'évidence de l'esprit originel vous échappe. Quel naufrage pour vous !
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Crânes tondus, l'esprit originel n'apparaît pas quand le sommeil vous quitte et ne disparaît pas quand il vous prend. L'esprit originel n'est rien et ne dépend en rien de ce qui varie et meurt..
Si l'esprit originel était véritablement votre seule affaire, vous verriez tout ce qui varie et meurt de la même manière que vous percevez les mouvements que les danseurs impriment aux oriflammes et vous vous attacheriez seulement à chercher sans trêve ce qui en vous ne varie ni ne meurt et quand vous l'auriez trouvé alors il n'est pas un seul des mille mondes qui serait capable de vous en détourner seulement l'instant d'un éclair dans vos pensées et de vous en écarter seulement l'espace d'un trait dans vos actes.
Vous croyez aspirer à l'esprit originel mais ce sont les satisfactions de la condition, du savoir et du mérite que vous cherchez. A cause de cela, crânes tondus, vous êtes entièrement sous le charme de tout ce qui en vous et hors de vous varie et meurt.
Voilà pourquoi les paroles du vieux Tcheng passent à travers vous sans laisser d'empreinte, comme les oiseaux qui ne laissent pas de traces dans le ciel.
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Crânes tondus, tout ce que vous pensez et dites à propos de l'esprit originel ne sont que les divagations de vos petits esprits singuliers. Ce qui spontanément est apporté en vous par la nature vous n'y répondez qu'après l'avoir interprété au moyen de tout ce que vous avez placé au-dessus de vos têtes.
Crânes tondus, à être aussi artificiels que les dragons qu'on fabrique pour les fêtes, comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel dans sa spontanéité ?
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Dans ma jeunesse, j'ai parcouru le pays en tout sens, me livrant à l'étude et à des pratiques. J'ai fréquenté des égarés qui s'imaginant être illuminés, ne faisaient qu'égarer les autres. Puis j'ai rencontré celui qui m'a permis de reconnaître toute la cangue inutile dont je m'étais chargé. Alors la véritable direction m'est apparue, et l'esprit originel est devenu ma seule affaire. Et un jour tout s'est soudainement écroulé dans l'Éveil.
Moi le vieux Tcheng, je n'imite pas tel ou tel, n'adhère à aucune croyance, ne suis l'adepte d'aucune école, et le disciple de personne. Dans ma nature véritable, je ne sais rien, je n'ai rien, je ne suis rien, car là il n'y a pas de vieux Tcheng. Pour l'ordinaire, les choses auxquelles je participe s'écoulent d'elles-mêmes. Même l'esprit originel n'est plus mon affaire.
Les paroles que je prononce devant vous ne viennent pas des choses apprises.
Crânes tondus, je ne vous ai rien caché. Quel intérêt pour vous ? Rien que des fariboles !
Et le vieux Tcheng sortit
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L'esprit originel a toujours été présent sous vos yeux. Vous n'avez rien à acquérir pour le voir car rien ne vous a jamais manqué pour cela. Si vous en êtes incapables c'est à cause de votre incessante jacasserie avec vous-mêmes et avec les autres. Vous passez votre temps à supposer, comparer, supputer, commenter, développer, expliquer, justifier et citer ce que vos petits esprits ont retenu et cru comprendre des Écritures et des paroles de vieux bavards tels que moi, de préférence à celles de ceux à qui on a donné une fois morts, une telle autorité qu'elles ne sauraient plus désormais être mises en doute. Dans ces conditions comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel dans son instantanéité ?
Crânes tondus, parce que vous êtes agités comme des singes et passez votre temps à des futilités, votre existence s'écoule comme une eau fangeuse. Pas d'issue pour vous.
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Dire que l'esprit originel n'est pas un pur néant sans être existant, voilà le verbiage. Penser à l'esprit originel voilà votre poison. Abandonner cette pensée et penser à l'absence de cette pensée voilà encore votre poison. Crânes tondus, vous êtes toujours à chercher avec votre pensée et vous ne faites rien d'autre que fabriquer des pensées. Penser qu'on peut voir l'esprit originel au moyen de la pensée, voilà votre perte.
Brûler de l'encens, réciter des sutras, passer son temps à se prosterner contre terre ou à se surveiller pour rester immobile, fixer ou éliminer la pensée, voilà votre égarement. Crânes tondus, vous êtes toujours à intervenir et vous ne faites rien d'autre que fabriquer des actes. Espérer qu'on peut voir surgir l'esprit originel au moyen d'actes, voilà votre illusion.
Vénérer le Bouddha, voilà le mal (de l'attachement). Rejeter le Bouddha, voilà le mal (de l'impiété). Crânes tondus, vous êtes toujours à exprimer des émotions et vous ne faites rien d'autre que fabriquer des sentiments. Croire qu'on peut voir l'esprit originel au moyen de sentiments, voilà votre erreur.
Crânes tondus, vous êtes persuadés que vous parviendrez à voir l'esprit originel de cette manière. Mais c'est vous et vous seul que vous attraperez ainsi et jamais vous entendez, jamais, l'esprit originel qui ne peut ainsi être saisi. Vous ne m'écoutez pas parce que vous voulez rester sourds et vous ne voyez pas l'esprit originel parce que vous voulez rester aveugles. Votre cas est désespéré.
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Quand vous regardez les pensées des autres comme un bien précieux et sacré et que vous les apprenez, récitez et transcrivez avec recueillement et vénération pour les transmettre comme un grand secret, voilà ce que j'appelle être enchaîné au-dessous des pensées.
Quand vous cultivez les pensées de votre petit esprit, les regardant comme une chose rare, digne d'être conservée et manifestant une susceptibilité de catin si on ne les respecte pas ou si on commet en les rapportant l'erreur la plus infime, voilà ce que j'appelle être enchaîné par les pensées.
Quand les pensées des autres et les vôtres vous apparaissent comme des vagues de la mer qui vont et viennent, sans qu'aucune soit supérieure ni inférieure aux autres, et sans qu'aucune vous affecte, mais en gardant toutefois celle d'avoir atteint un état de parfaite quiétude, voilà ce que j'appelle errer au-dessus des pensées.
Quand nulle pensée ne retient plus l'attention parce que l'évidence est née qu'en ce qui concerne l'esprit originel il n'y a rien à conserver et rien qui puisse être obtenu par la pensée, vollà ce que j'appelle être au seuil de l'esprit originel.
Être dans le non-temps, le non-lieu, la non-forme, le non-mouvement et la non-pensée et connaître ce qui est perçu en l'absence de toute perception, voilà ce que j'appelle voir l'esprit originel.
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Quand vous auriez étudié toutes les Écritures et tous les traités de tous les patriarches, rencontré tous les Éveillés et maîtrisé toutes les pratiques et les forces mystérieuses, si vous ne voyez pas l'esprit originel, même si vous êtes devenus des sommets de spiritualité, de sainteté et de science, votre vie, crânes tondus, ne sera jamais qu'un futile amusement.
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Les paroles tracées sur ce rouleau et que je viens de lire
-- si je vous dis qu'elles sont du Bouddha, vous les considérez comme sacrées et vous voilà remplis de vénération et de crainte.
-- si je vous dis qu'elles sont de Bodhidharma ou d'un grand patriarche, vous voilà remplis d'admiration et de respect.
-- si je vous dis qu'elles sont d'un moine inconnu, vous ne savez plus ce qu'il faut penser et vous voilà remplis de doute.
-- si je vous dis qu'elles viennent du moine des cuisines, vous éclatez de rire en pensant que je viens de vous jouer un bon tour.
Ainsi, ce qui compte pour vous, ce n'est pas la vérité que portent ces paroles, mais seulement l'importance qu'il convient de leur accorder suivant la notoriété de celui à qui on les attribue. Vous êtes incapables de voir par vous-mêmes mais seulement selon ce qu'il convient d'éprouver et de penser selon l'opinion de ceux que vous avez placés au-dessus de vos têtes. Vous êtes toujours en train d'ajouter aux choses, de les altérer, et de les falsifier. C'est pour cela que vous êtes impuissants à voir l'esprit originel sans référence à qui ou quoi que ce soit. Crânes tondus, vous n'êtes que des truqueurs. Votre cas est désespéré.
Et le vieux Tcheng quitta la pièce
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Vous avez entendu dire que pour voir l'esprit originel votre petit esprit doit être vide. Alors vous voilà à rester assis, raides comme un bambou, à regarder le mur, la langue contre le palais, cherchant à arrêter vos pensées. Vous parvenez ainsi à une absence de pensées que vous prenez pour la vacuité de l'esprit originel. L'instant d'après le tourbillon de votre petit esprit recommence comme au sortir du sommeil. Dans l'absence de pensées, quel avantage ? Et si un éclair lumineux vous secoue, vous voilà en train de sauter sur place comme un jeune cheval, en criant que vous avez vu l'esprit originel, que vous avez éprouvé quelque chose d'immense et que vous êtes un grand privilégié. A avoir été frappé comme par la foudre, quel bénéfice ? Tout cela n'est que prouesses juste bonnes pour le cirque.
Crânes tondus, si vous persistez dans votre manie et votre prétention à vouloir atteindre et posséder quoi que ce soit, votre cause est perdue.
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Maintenant, crânes tondus, écoutez-moi avec l'attention la plus extrême. Je vais vous révéler le grand secret de l'esprit originel. C'est ce qu'il y a de plus important dans tout ce qui a jamais été dit à son sujet.
Voilà :
IL N'Y A PAS DE SECRET DE L'ESPRIT ORIGINEL...
Faisant une pirouette, le vieux Tcheng disparut et nul n'entendit plus parler de lui."
Une première publication de ce texte est parue dans les Cahiers Metanoïa n°32.
Une deuxième publication a été éditée aux Éditions LES DEUX OCÉANS.
Bien à vous
Mihaël