Je me trouvais l'autre jour à Pavie, en Italie du Nord, pour une sesshin.
Je pensais à la ville voisine, Crémone, et à ce que les gens ignorants de l'Italie du Nord peuvent dire lorsqu'on leur dit: "luthier". "Ah! La lutherie: Stravirarius: Crémone: l'Italie: le soleil!" -- "Le soleil??? à Crémone?"
J'ai dit à mon hôte: "Ah! Le soleil s'enveloppe d'un voile pudique afin de se faire désirer".
Et je me suis dit que l'Eveil, c'était bien plus comme un brouillard qui se lève que comme une lumière qui s'allume dans la nuit. Pareil pour ce que nous dit Dôgen: les illusions que nous voyons ("les fleurs dans le ciel") sont une illusion, mais cette illusion est aussi réelle que le reste. J'ajoute que lorsque je vois un nuage dessiner la forme d'un dragon (ou d'une couronne, ou d'un loup, ou... n'importe quoi), cette forme est tout aussi réelle que le nuage, même si elle est fantastique et transitoire.
Dans la représentation quadripartite mise en exergue par Nishijima, il y a, certes, les deux éléments de notre dualisme habituel, idée et matière, mais si l'on regarde bien, on s'aperçoit que, sans le troisième, ces deux éléments sont tout aussi illusoires l'un que l'autre. On peut avoir la recette du panettone, mais pas les ingrédients, et c'est pareil que de voir une photo de panettone. Si on connaît le panettone, et son goût, même une simple photo, ou la recette, pourrait suffire à nous évoquer son parfum, son goût, sa consistance et l'eau à la bouche. Il s'agit sans doute d'une illusion, mais elle comporte sa part de réalité.
Les ingrédients (la matière) sont un peu plus prosaïques. La meilleure des farines du monde n'est guère évocatrice de quoi que ce soit par elle-même. Des oeufs, c'est des oeufs, et ainsi de suite. Mais si on sait ce qu'on veut et va en faire, alors ils peuvent à leur tour générer une illusion très tangible.
C'est quand on met la main à la pâte que quelque chose se passe réellement. Mais cette main à la pâte triture de vrais ingrédients (matière) selon une vraie recette (idée/concept), et de savoir ce que cela donnera au bout du compte peut largement contribuer à l'enthousiasme de la préparation (illusion).
Quant au résultat final, il pourra être inférieur ou égal ou supérieur au produit industriel qu'on connaît, et même différent de celui qu'un/une ami(e) aura fait en même temps avec la même recette et les mêmes ingrédients. Cela dépend du coup de main.
Dogen est un intello et un poète, mais il sait la valeur du travail effectif, même s'il tend à se laisser aller à ses tendances poétiques. Ce n'est de toute évidence pas un esprit analytique, et je ne serais pas surpris qu'il prononce (et écrive) ses phrases de façon instinctive, intuitive, plutôt que profondément réfléchie. Ce qui expliquerait qu'il est parfois difficile d'identifier le point de vue d'où il parle, d'une phrase sur l'autre.