Dans son commentaire sur Inmo (恁麼), "Ça", Brad Warner, en parlant du passage sur les cloches qui sonnent, le vent qui les fait sonner, ou l'esprit qui sonne, dit ce qui suit:
Brad Warner a écrit:Dans ma version, comme dans la traduction de Nishijima/Cross, je fais dire à Dôgen que comprendre de travers implique l'idée qu'il existe un truc qu'on appelle la "pleine conscience" (mindfullness), que les gens confondent avec une chose plus fondamentale que Dôgen appelle "l'esprit".
La traduction Nishijima/Cross est la seule qui utilise le mot "mindfulness", ici, elle est donc la seule où l'on puisse voir Dôgen en train de critiquer le concept de pleine conscience. Come Nishijima rôshi avec une sorte de dent contre l'utilisation de l'expression "pleine conscience", je me suis dit qu'il valait mieux jeter un oeil à l'original de Dôgen pour m'assurer que Nishijima ne faisait pas qu'insérer son préjugé personnel dans l'oeuvre de Dôgen. Il se trouve que le mot japonais que Dôgen utilise est en fait nen(念). Dans l'usage courant, ce mot a une variété de sens, comme "sens", "sensation", "attention", "pensée", et même "désir" dans certains contextes. Le caractère chinoisest une combinaison du caractère ima ou kon (今), qui veut dire "maintenant", en haut, et du caractère kokoro ou shin, (心), en bas, qui signifie "esprit".
Ce caractère spécifique utilisé par Dôgen est également celui que les anciens traducteurs de textes bouddhistes en chinois ont choisi pour transcrire le concept de sati, en Pâli, ou de smrti, en sanscrit. La traduction anglaise standard du mot pâli/sanscrit est "mindfullness". Il me paraît donc clair que Dôgen critique effectivement l'idée de pleine conscience, ou du moins, la version qu'en ont certaines personnes.
(...)
Il est évident que Dôgen appartient à une autre époque et un autre lieu. A son époque, la "pleine conscience" n'était pas devenue une industrie. (...) Mais à ce passage, il est également évident que l'entendement commun de la pleine conscience n'a pas vraiment changé, huit cents ans après et à un demi-monde de distance. (...)
Pour Dôgen, l'esprit (par opposition à la pleine conscience) est bien plus que le fait de ramener intentionnellement ses intentions à l'instant présent.
(...)
Je ne crois pas que le fait qu'on enseigne et utilise la pleine conscience dans des cliniques, des écoles et des lieux de travail soit nécessairement une mauvaise chose. C'est certainement mieux que de ne pas le faire. Je comprends très bien qu'en Europe et en Amérique, il soit toujours problématique d'introduire quelque chose qui semble le moindrement religieux dans ces endroits (...). Je sais que de soustraire la pleine conscience à son contexte bouddhiste permet aux thérapeutes, aux enseignants et autres de profiter des bénéfices de la méditation sans avoir à faire avec des gens qui paniquent à l'idée de forcer une autre religion sur leurs enfants innocents, je le comprends.
Le principal problème est qu'il y a de très solides raisons pour lesquelles la pleine conscience n'a jamais été traditionnellement enseignée en tant que pratique unique séparée du reste du Bouddhisme. Et ces raisons n'ont rien à voir avec l'indoctrination dans un système de croyances. (...)
Cependant, les pratiquants bouddhistes, au cours des siècles travaillent ce concept depuis bien plus longtemps que nos psychologues contemporains. Ils connaissent les difficultés qui peuvent survenir lorsque les gens s'enfoncent profondément dans ces pratiques, et ils ont mis au point des façons de traiter de ces difficultés. Un grand nombre de leurs solutions ont été empruntées à ce que nous définissons comme "religion", mais ils ont essayé d'éviter de transformer ces solutions en affaires de doctrine, de croyances ou de dogmes.
(...) La méditation est une bonne façon (...) pour être plus équilibré et serein. (...) Mais quand on s'enfonce au plus profond de son propre esprit, on se met à découvrir des trucs gênants, là dedans. Tout le monde. Même le Bouddha.
Passer à travers cela requiert de l'habileté. Parce que ces moments difficiles ne se montrent pas seulement sous l'apparence de trucs craignos ou alarmants. Parfois les moments les pires, c'est lorsque la méditation nous donne exactement ce que les pubs des magazines de méditation proposent: sérénité, tranquillité, conscience cosmique, voire éveil.
A Kobun Chino quelqu'un demanda quel était le pire moment de la formation d'un étudiant zen. Il répondit: "Juste après qu'ils aient eu leur première expérience d'éveil".
(...)
Hé, les mecs, regardez! Regardez moi! J'ai réalisé que je n'existe pas! C'est pas génial, ça? Vous aimeriez bien être comme moi, hein?!
J'arrête ici ma citation. je pense qu'elle éclaircit davantage la position et de Brad et de Nishijima (et peut-être même aussi celle de Dôgen).
Quant à Pilhet, je base mes réactions sur ce que m'en disait un vieux monsieur, postier à la retraite, qui le lisait, trouvait que c'était éloquent, mais bloquait sur l'extrême conceptualisation. Conceptualisation que je retrouve régulièrement dans la plupart des écrits bouddhistes, généralement réalisés par des gens pour qui le travail manuel est malheureusement une inconnue majuscule.
Or l'enseignement de Nishijima, c'est que l'Idéalisme est une part tronquée de la réalité, de même que le Matérialisme. La réalité est dans l'action, et cela, n'importe qui d'entre vous, avec un peu de bonne foi, peut le réaliser. Mais nous sommes tellement conditionnés par notre éducation et notre culture (ils se trouve que des gens comme moi, qui sont en même temps instruits, cultivés, détenteurs d'un diplôme universitaire, certes, mais surtout, d'abord et avant tout artisans, c'est à dire travaillant de leurs mains {baaaah! dira l'intello parisien} ne sont pas monnaie courante).
On ne peut pas manger une recette de cuisine. On ne mange généralement pas les ingrédients de la recette sans préparation. Le plat est le résultat de l'action de mettre en relation la recette et les ingrédients. Sans cette action, on ne mange pas le plat. Mais la réalité totalisante du plat, une fois préparé, est davantage que la somme de la recette et des ingrédients, parce que le tour de main, la personnalité de la personne qui prépare et ainsi de suite, apportent au plat des éléments supplémentaires qui ne sont pas tous comptabilisables.
C'est pourquoi Nishijima l'a contre la "pleine conscience" si l'enseignement doit se limiter à cela.
D'autant que mon expérience me montre que les choses qu'on fait trop intentionnellement ratent parfois plus spectaculairement que celles qu'on fait sans intention.
Dernière édition par Yudo, maître zen le Mar 17 Oct 2017 - 20:26, édité 1 fois