Nouvelle version de Brad (réalisée pour l'occasion d'une sesshin).
Brad Warner a écrit:Potentiel sans limites[1]
La grande vérité de tous les bouddhas, lorsqu'on la maîtrise complètement [2], est se libérer[3] et est l'éveil[4]. “Se libérer” signifie que la vie se libère de la vie et que la mort se libère de la mort.
Il y a donc un départ de la vie-et-mort[5] et il y a une entrée dans la vie-et-mort. Et ce sont tous deux des exemples d'une maîtrise complète de la Grande Vérité. Il y a aussi le rejet[6] de la vie-et-mort et s'engager dans[7] la vie-et-mort. Et tous deux sont aussi des exemples d'une compréhension complète de la Grande Vérité.
L'Eveil est cette vie. Et la vie est cet éveil.[8]
Au moment de l'éveil, il n'y a rien que la totale illumination de la vie et il n'y a rien que la totale illumination de la mort.
Ce moment-pivot[9] juste à cet instant fait que la vie est vie, et fait que la mort est mort. Ce moment même, juste maintenant, qui est l'état-pivot de l'Eveil lui-même, n'est pas nécessairement grand, mais pas nécessairement petit non plus. Ce n'est pas l'univers tout entier, mais ce n'est pas qu'un seul endroit non plus. Cela ne dure pas longtemps, et ne disparaît pas rapidement.
La vie à ce moment même juste maintenant est l'état pivot de l'éveil. L'état pivot de l'éveil est cet instant même de vie juste maintenant. La vie n'est pas quelque chose qui vient, et la vie n'est pas quelque chose qui va. La vie n'est pas l'expérience de l'instant présent, et la vie n'est pas la réalisation de cette expérience[10].
Ainsi, la vie est potentiel illimité. Et la mort est potentiel illimité.
Il y a d'innombrables réalités[11] en vous[12]. Parmi elles, il y la vie, et il y a la mort. Pensez y juste tranquillement pendant un moment. Est-ce que votre propre vie présente et les innombrables réalités qu'elle contient font partie ou pas de la vie? Il n'y a pas un seul instant ou une seule occurence réelle qui ne fasse partie de la vie même. il n'y a pas une seule chose ou même un seul état d'esprit qui ne fasse partie de la vie même.
La vie est comme une personne sur un bateau. Sur ce bateau, je déferle la voile, je gouverne avec la barre, j'utilise la perche pour écarter. Mais en même temps, le bateau me transporte, et il n'y a pas de moi en dehors du bateau. C'est parce que je navigue dessus que le bateau devient un bateau.
Etudions avec soin ce mystérieux moment[13] juste ici et maintenant. En ce mystérieux moment, il n'y a rien que le monde du bateau. Le ciel, l'eau, et la rive sont tous devenus le temps du bateau. Qui est totalement dissemblable aux moments où je ne suis pas sur le bateau.
La vie est donc ce que j'en fais, et je suis ce que la vie me fait[14]. Pendant que je navigue sur le bateau, mon corps, mon esprit, et tout ce qui m'entoure sont le potentiel illimité du bateau. la Terre toute entière et tout l'Univers sont le potentiel illimité du bateau. Ainsi, la vie elle-même est moi-même, et moi-même suis la vie elle-même[15].
Un ancien maître zen a dit, “La vie est potentiel illimité. La mort est potentiel illimité.”
Nous devons vraiment considérer ces paroles. Lorsqu'il dit "la vie est potentiel illimité", cela signifie qu'il n'y a ni commencement ni fin à la vie. La vie est la Terre toute entière et l'Univers tout entier. Même là, cela n'interfère pas avec la vie qui est potentiel illimité, et n'interfère pas avec la mort qui est potentiel illimité non plus.
Lorsqu'il dit “La mort est potentiel illimité", cela signifie que la mort est elle aussi la Terre entière et l'Univers tout entier. Même là, cela n'empêche pas la vie d'être potentiel illimité, et n'empêche pas la mort d'être potentiel illimité, non plus.
La vie n'empêche pas la mort, et la mort n'empêche pas la vie.
La Terre toute entière et l'Univers tout entier sont juste là dans la vie, et ils sont aussi là juste là dans la mort.
Mais ce n'est pas comme si la Terre toute entière serait une chose et que l'Univers tout entier serait autre chose. Et ce n'est pas comme si le potentiel illimité opérait parfois comme la vie, et que le potentiel illimité opérait comme la mort à d'autres moments. Ce n'est pas une chose indivise, et ce n'est pas des choses séparées non plus. Ce n'est pas identique, mais ce n'est pas non plus différent.
Donc, les nombreuses choses réelles que nous expérimentons dans la vie sont potentiel illimité. Et les nombreuses choses réelles que nous expérimentons dans la mort sont potentiel illimité. Qui plus est, même les états qui sont au delà de la vie-et-mort sont aussi potentiel illimité. Au sein du potentiel illimité, il y a la vie et il y a la mort.
Le potentiel illimité de la vie-et-mort est comme une personne qui étend le bras. Ou comme une personne qui allonge la main en pleine nuit pour ajuster un oreiller[16]. Une telle action est réalisée[17] là où il y a abondance de lumière divine[18].
Au moment même de l'éveil, le potentiel illimité de la vie-et-mort devient tout à fait clair. Nous pourrions avoir l'impression qu'avant l'éveil, il n'y avait pas d'éveil. Nous avons cette impression parce que nous sommes nous-mêmes une manifestation de l'éveil.
Et pourtant, le temps d'avant l'éveil était la manifestation précédente du potentiel illimité. Et même s'il y avait une manifestation précédente du potentiel illimité, elle n'empêche pas l'actuelle manifestation du potentiel illimité.
Chaque instant est potentiel illimité. Comme il en est ainsi, nos différentes façons de comprendre sont différents fragments de l'éveil cherchant à être réalisé[19].
(Cette conférence fut présentée au château de Monseigneur Yoshishige le 17 décembre 1242.)
NOTES
[1] Zenki, c'est le titre du fascicule. C'est intraduisible. Le premier caractère signifie "tout" ou "total". A propos du second caractère, Nishijima et Cross disent qu'il "a le sens d'une opportunité momentanée pour l'action.” Cela fait partie du mot pour machine, et renvoie à la partie de la machine qui se bouge. Nishijima et Cross traduisent le titre de l'essai par “Toutes les fonctions”. Tanahashi et Brown mettent “Activité indivise.” Nishiyama et Stevens donnent “L'activité totale de la vie et de la mort.” Abe et Waddel ont, “Dynamique totale en fonctionnement.” Reiho traduit par “Pleine fonction.” Thomas Cleary lui, donne “L'oeuvre entière.” Mon premier maître, Tim McCarthy préfère “Tout le toutim,” qui sera le titre de mon prochain livre. Pour cette version, je donne “Potentiel illimité” , non que je pense que ce soit la meilleure traduction (Je pense que c'est le titre de Cleary, “L'oeuvre entière” qui s'en rapproche le plus), mais parce qu'il jette une lumière sur un aspect du terme que les autres traductions négligent.
[2] Gûjin, ce mot n'est plus utilisé en japonais. Les caractères signifient “examiner” et “épuiser.” Donc, littéralement, “(quand) on l'examine jusqu'au bout.”
[3] Todatsu ou chôtotsu, terme bouddhiste qui signifie libération ou obtenir l'éveil.
[4] Genjô, terme bouddhiste qu'apprécie Dôgen (dans le titre de son essai Genjô Kôan, par exemple). Les caractères signifient “instant présent” et “atteindre.” Donc, littéralement, “atteindre l'instant présent.”
[5] Seishi, littéralement “vie/mort,” c'est aussi la combinaison de caractères chinois pour représenter le mot sanscrit samsara.
[6] Su/sha, ce caractère fait partie du verbe suteru, qui signifie “rejeter.”
[7] Do/tabi, ce caractère signifie “degré” ou “occurrence.” Nishijima/Cross le rend par “récupérer (la vie et la mort).” Tanahashi/Brown le traduisent par “pénétrer la (vie et la mort).” Abe/Waddell le rendent par “immersion (dans la vie et la mort).”
[8] Genjou kore sei nari, sei kore genjou nari. Nishijima et Cross donnent, “La réalisation est la vie et la vie est réalisation.” La version de Waddell et Abe de ce passage est presque identique. Tanahashi et Brown traduisent le caractère de façon cohérente par “naissance.” Ce caractère peut signifie soit la naissance, soit la vie. Leur version se lit ainsi: “La 'réalisation’ est naissance, et la naissance est réalisation.” Ils mettent des guillemets simples sur le mot “réalisation.” Nishiyama et Stevens modifient pas mal cette section, mais le passage “La vie et la mort ensemble sont l'apparition réelle de la vérité” me paraît être leur version de ce passage. J'ai préféré “cette vie” et “cet éveil” parce que Dôgen use du mot kore, qui, en japonais moderne, signifie “ceci.”
[9] Kikan, en japonais contemporain, signifie “moteur,” “agence,” ou “système.” Le premier caractère de ce mot est le même que le second dans le titre de l'essai. Nishijima et Cross le traduisent par “état-pivot momentané,”dont ils disent qu'il “suggère l'état qui est la réalisation totale de la vie et de la mort à chaque instant.”
[10] Sei wa gen ni arazu, sei wa jô no arazarunari. Cette phrase est un jeu de mots. En se servant du mot genjô (voir note #4), Dôgen dit, “La vie n'est ni gen, ni jô.”
[11] Muryô no hô, littéralement “innombrables dharmas.” Le mot dharma, ici, a un sens très large. J'ai donc choisi de le traduire par “réalités.”
[12] Jikô, signifie “soi” or “soi-même.” J'ai choisi “vous” ici, pour que cela soit un peu plus personnel.
[13] Seitô inmo ji, les deux premiers caractères signifient “juste” ou “exact.” Le caractère final signifie “temps.” Le troisième et le quatrième, pris ensemble, sont prononcés inmo. C'est un mot spécial souvent utilisé par Dôgen. Il signifie littéralement “ça” ou “quoi/ce que.” Nishijima et Cross le traduisent habituellement par “ineffable.” J'ai décidé que “mystérieux” sonnait un peu mieux à mes oreilles que “ineffable.”
[14] Sei wa waga sei zeshimuru nari, ware wo ba sei no ware narashimuru nari. Nishijima et Cross donnent, “la vie est ce que j'en fais et je suis ce que la vie me fait.” Tanahashi et Brown sautent carrément ce passage. Abe et Waddell le rendent par, “la vie est ce que je fais pour exister, et Je est ce que la vie me fait.” La version Nishiyama/Stevens dit, “la vie et notre existence fonctionnent ensemble.”
[15] Sei naru ware, ware naru sei, littéralement “La vie est moi, je suis la vie.”
[16] Référence à une phrase de Dôgen dans l'essai intitulé Kannon, sur la compassion, dans lequel il dit que l'action compatissante est comme une personne qui allonge la main pour ajuster son oreiller pendant la nuit.
[17] Genjô (voir note #4) encore une fois. Ici, je l'ai traduit par “réalisé” .
[18] Jinzû kômyô, littéralement “lumière surnaturelle.”
[19] Kono yue ni, shika no gotoku no kenkai, kihohi genjô suru nari. Nishijima et Cross traduisent ce passage par, “Ainsi des vues comme celles-ci rivalisent pour être réalisées.” Cleary le rend par, “Pour cette raison, cette vision et cet entendement apparaissent vigoureusement.” Tanahashi et Brown nous donnent, “Parce que notre entendement peut être manifesté instant après instant.” Waddell et Abe l'expriment par, “C'est pour cette raison que ce type de pensées se manifestent en compétition.” La traduction de Gudo Nishijima en japonais moderne est “Kono yô na riyû kara, jôki no yô na kangaekata ga, tsugi kara tugi e to kyôsô no katachi de genjitsu no mono to naru no de aru.” Que je traduirais par, “Pour cette raison, les façons de penser qu'on vient de mentionner sont en compétition les unes avec les autres afin de devenir des entités réelles.” J'ai choisi de le traduire différemment, en partie parce que Dôgen utilise le mot genjô qui veut dire réalisation, mais qui renvoie généralement à une sorte de réalisation spécifiquement bouddhiste qu'on appelle aussi "illumination.” Et aussi parce que Dôgen semble dire, à travers cette pièce, et dans ses autres écrits également, que nos différentes façons de comprendre, quoique incomplètes en elles-mêmes, sont des manifestations limitées d'un entendement holiste et illimité.