Il semble qu’il y ait une erreur courante sur le zazen, car certaines personnes pensent qu’il s’agit d’une technique qui permettrait d’atteindre un état de "non-pensée". Une telle compréhension du zazen suppose qu’un certain état d’esprit peut être atteint par une influence, une technique ou une méthode. En Occident, zazen est habituellement traduit par "la méditation zen" ou par "la méditation assise". De plus en plus, dans son emploi actuel, le zazen est considéré comme l’une des nombreuses méthodes issues des traditions spirituelles orientales pour atteindre des objectifs tels que la santé corporelle ou mentale, un comportement social adapté, un esprit paisible ou la résolution des divers problèmes de l’existence.
Il est vrai que de nombreuses pratiques de méditation de la tradition bouddhiste aident à réaliser ces objectifs, et cela peut certainement être une utilisation habile de ces méthodes méditatives. Le zazen cependant, tel qu’il était compris par le maître zen Dôgen, est quelque chose de différent, qui ne peut être classé comme une méditation au sens indiqué ci-dessus. Il serait donc utile que l’on examine quelques-unes des différences entre le zazen et la méditation.
Dôgen (1200-1253) est le fondateur de la tradition du zen sôtô et, par excellence, un maître de méditation. Son Shôbôgenzô est l’un des grands chefs-d’œuvre de la tradition doctrinale bouddhiste. Les érudits actuels puisent énormément dans ce texte pour les aider à comprendre, non seulement une approche unique du bouddha-dharma (l’enseignement du Bouddha), mais également le zazen en tant que pratique. Pour Dôgen, le zazen est d’abord et avant tout une posture du corps total, non un état d’esprit.
Dôgen utilise de nombreuses expressions pour décrire le zazen. L’un d’entre eux est gotsuza, ce qui signifie "s’asseoir immobile comme une puissante montagne". Un terme proche d’une grande importance est kekkafuza, "la posture du lotus", que Dôgen considère comme la clé de zazen. Cependant, la compréhension de Dôgen du kekkafuza est complètement différente de la tradition du yoga indien, et cette compréhension donne un puissant éclairage sur la manière d’approcher le zazen.
Dans la plupart des traditions méditatives, les pratiquants débutent par une méthode donnée de méditation (comme le compte des respirations, la visualisation d’images sacrées, la concentration de l’esprit sur une pensée ou sur une sensation particulière, etc.) après s’être assis confortablement dans la posture du lotus. En d’autres termes, la méditation s’ajoute au kekkafuza. Dans cette utilisation, le kekkafuza devient un moyen pour préparer de la manière la plus optimale le corps et l’esprit pour des exercices mentaux que l’on appelle "méditation", mais n’est pas un objectif par lui-même. La pratique est construite sur une dualité, avec un corps assis comme contenant et un esprit méditant comme contenu. L’accent est toujours mis sur la méditation comme un exercice mental. Dans une telle disposition duelle, le corps est assis tandis que l’esprit fait quelque chose d’autre.
Pour Dôgen, d’un autre côté, le but du zazen consiste juste à s’asseoir correctement en kekkafuza. Il n’y a strictement rien d’autre à ajouter. C’est le kekkafuza plus rien. Kôdô Sawaki rôshi, le grand maître zen au Japon du début du XXe siècle disait : "Asseyez vous juste en zazen, et c’est tout." Dans cette compréhension, le zazen dépasse le dualisme du corps et de l’esprit. À la fois le corps et l’esprit sont simultanément et complètement épuisés par le seul fait de s’asseoir en kekkafuza. Dans le chapitre du Shôbôgenzô, Le roi du sâmadhi, Dôgen dit : "Asseyez-vous dans le kekkafuza avec le corps, asseyez-vous dans le kekkafuza avec l’esprit, asseyez-vous dans le kekka-fuza du corps-esprit dépouillés."
Les pratiques méditatives qui mettent l’accent sur une dimension psychique (les pensées, les perceptions, les sentiments, les visualisations, les intentions, etc.) conduisent toutes notre attention sur les fonctions cortico-cérébrales dont je parlerai généralement comme de "la tête". La plupart des méditations, au sens où on l’entend conventionnellement, sont des activités centrées sur la tête. En médecine orientale, on trouve l’idée intéressante que l’harmonie des organes internes est de la plus haute importance. Tous les problèmes associés avec la tête proviennent simplement d’une dysharmonie des organes internes qui sont les véritables fondements de notre vie.
En raison de nos fonctions cortico-cérébrales hautement développées, nous avons tendance à assimiler la conscience de soi, le sens d’un "je", avec la tête, comme si la tête était le personnage principal de la pièce, et le corps le serviteur qui suit les ordres de la tête. Mais du point de vue de la médecine orientale, il ne s’agit pas simplement d’une prétention de la tête mais d’une totale mécompréhension de la vie. La tête n’est qu’une petite partie de la totalité de la vie et n’a pas à tenir une telle position privilégiée.
Alors que la plupart des méditations tendent à se concentrer sur la tête, le zazen se concentre plus sur la structure d’un corps-esprit total et vivant, laissant la tête exister sans lui donner une quelconque prééminence. Lorsque la tête est dans la suractivité, une vie divisée et déséquilibrée apparaît. Mais dans la posture de zazen, elle apprend à trouver sa juste place et sa fonction dans la dimension d’un corps-esprit unifié. Notre corps humain vivant n’est pas simplement une agrégation de parties corporelles, c’est un tout organiquement intégré. Il est conçu de telle sorte que lorsqu’une partie du corps bouge, quelle que soit la finesse du mouvement, celui-ci provoque simultanément le mouvement du corps entier en accord avec lui.
Lorsqu’on apprend au début à faire zazen, on ne peut l’appréhender dans sa totalité ou d’un seul coup. Inévitablement, on commence à découper le zazen en petits bouts que l’on arrange dans un ordre particulier : harmoniser le corps (chôshin), harmoniser la respiration (chôsoku) et harmoniser l’esprit (chôshin). Dans le Eihei kôroku, Dôgen écrivait : "Dans notre zazen, il est essentiel de s’asseoir dans la posture correcte, puis d’harmoniser le souffle et de s’apaiser."
Mais après avoir passé cette étape préliminaire, toutes les instructions données comme des pièces séparées dans le temps et l’espace doivent être intégrées en un tout dans le corps-esprit du pratiquant de zazen. Lorsque le zazen devient zazen, shôshin taza est actualisé. Cela signifie "juste (ta) assis (za) dans une posture du corps (shin) correct (shô)", avec taza qui met l’accent sur la qualité d’être entier et un dans le temps et dans l’espace. La "totalité" du zazen doit être intégrée en une assise une. En d’autres mots, le zazen doit devenir le "zazen, total et un."
Comment cette qualité d’être total et un se manifeste-t-elle dans la posture assise de zazen ? Quand le zazen est profondément intégré, le pratiquant ne sent pas que chaque partie de son corps est séparée des autres et qu’elle accomplit indépendamment son travail ici ou là dans le corps. Le pratiquant n’est pas conduit à faire différentes choses en différents lieux du corps en suivant les diverses instructions sur la façon de l’harmoniser. En réalité, il ne fait qu’une seule chose, recherchant continuellement la posture assise correcte avec le corps tout entier.
Ainsi, dans l’expérience réelle du pratiquant, il n’y a qu’une simple posture assise harmonieusement intégrée. Il ressent la position des jambes croisées, le mudrâ cosmique, les yeux mi-ouverts, etc., comme des manifestations locales de la posture assise totale et une. Alors que chaque partie du corps fonctionne de sa propre façon, en tant que corps total, elles sont complètement intégrées dans l’état d’être un. On l’expérimente comme si toutes les limites ou les divisions entre les parties du corps avaient disparu, et toutes les parties sont englobées et fondues en une seule totale expression de chair et d’os. Parfois, on a la sensation pendant zazen que nos mains ou nos jambes ont disparu ou se sont évanouies.
L’expression "shôshin taza" pourrait mieux être comprise en termes de posture et de force de gravité. Toutes les choses sur terre sont inévitablement attirées vers le centre de la terre sous l’effet de la gravité. À l’intérieur de ce champ gravitationnel, toutes les formes de vie ont survécu en s’harmonisant avec la gravité de différentes façons. Nous autres, êtres humains, avons atteint la station debout, avec l’axe central du corps à la verticale, après un long processus d’évolution. La station debout est "anti-gravitationnelle" dans la mesure où elle ne peut exister sans des intentionnalités ou des volitions proprement humaines qui œuvrent inconsciemment à maintenir le corps droit. Lorsqu’on est malade ou fatigué, on trouve difficile de garder une posture droite et l’on se couche. Dans une telle situation, l’intention de rester debout n’est pas opérante.
Bien que la posture verticale soit anti-gravitationnelle d’un certain point de vue, elle est convenablement ordonnée pour être "pro-gravitationnelle", c’est-à-dire qu’elle obéit à la force de gravité. Lorsque le corps est incliné, certains muscles vont se tendre afin de maintenir la station debout. Si toutes les parties du corps sont correctement intégrées sur une ligne verticale, le poids est soutenu par l’ossature du squelette et les tensions inutiles sont relâchées. Le corps tout entier se soumet alors à la direction de la gravité. La subtilité de la posture assise semble se trouver dans le fait que les dimensions anti- et pro-gravitationnelle, qui peuvent sembler à première vue contradictoires, coexistent tout naturellement. Notre rapport à la gravité dans shôshin taza n’est ni une manière anti-gravitationnelle de la combattre par la tension des muscles et un corps raide ni une manière pro-gravitationnelle d’être vaincu par cette force avec des muscles atones et un corps mou.
Dans le shôshin taza, alors que le corps est assis immobile comme une montagne, le corps interne est relâché, dénoué et détendu dans chacune de ses parties. Comme un "œuf tenu en équilibre", la structure externe reste solide et ferme tandis que l’intérieur est fluide, calme et détendu. À l’exception de quelques tout petits muscles nécessaires, tout est calmement au repos. Plus les muscles sont détendus, plus on peut être sensible, et le rapport avec la gravité se régularisera de plus en plus minutieusement. Plus les muscles sont autorisés à se détendre, plus une conscience précise se fait jour et le shôshin taza s’approfondit infiniment.
Je constate souvent que les gens voient dans zazen une solution aux problèmes ou aux souffrances personnels ou encore à l’éducation d’une personne. Mais un point de vue différent du zazen est donné par Kôdô Sawaki rôshi dans sa phrase : "Zazen, c’est se connecter à l’univers." La posture de zazen nous relie à l’univers tout entier. Comme Shigeo Michi, un célèbre anatomiste du siècle dernier, le disait : "Puisque zazen est une posture dans laquelle l’être humain ne fait rien pour l’être humain, l’être humain est libéré d’être un être humain et devient un Bouddha." (Chansons de la vie – Hymne au zazen par Daiji Kobayashi).
Michi nous demande également de faire une distinction entre la "tête" et le "cœur", disant de quelle façon nos "fonctions cardiaques" internes se révèlent en zazen d’une façon tout à fait réelle. La tête dont j’ai parlé pourrait correspondre à l’expression technique bouddhiste de bompu qui signifie l’être humain ordinaire. Un bompu est l’opposé d’un Bouddha, une personne qui n’est pas encore éveillée, qui est happée par toutes sortes d’ignorances, de sottises et de souffrances. Lorsque nous sommes totalement engagés en zazen, au lieu de rester dans cette idée, nous ne devrions jamais oublier de comprendre que la pratique de zazen, en un sens, est la négation ou l’abandon de notre bompuité. En d’autres mots, on passe, en zazen, de la tête au cœur au sein de notre nature de bouddha. Si nous oublions de prendre ce point au sérieux, nous nous endommageons nous-mêmes en encourageant notre propre bompuité, nous obtenons un zazen mou, adapté à notre bompuité et nous dégradons le zazen lui-même.
Le maître zen Dôgen disait : "[Lorsque vous vous asseyez en zazen,] ne pensez ni au bien ni au mal. Ne vous préoccupez pas du bon ou du mauvais. Laissez de côté les opérations de votre intellect, de votre volonté et de votre conscience. Arrêtez d’examiner les choses avec votre mémoire, votre imagination ou votre réflexion." En suivant ce conseil, nous sommes libres, pour un moment, de mettre de côté nos facultés intellectuelles hautement développées. Nous relâchons simplement notre capacité de conceptualisation. En zazen, nous ne pensons pas intentionnellement à quelque chose. Cela ne signifie pas que nous devrions nous endormir. Au contraire, notre conscience doit toujours être claire et alerte.
Pendant que nous sommes assis dans la posture de zazen, l’ensemble de nos capacités humaines, acquises au long d’une évolution de millions d’années, sont momentanément abandonnées ou suspendues. Comme ces capacités (bouger, parler, saisir, penser) sont celles que les êtres humains estiment le plus, on pourrait dire sans se tromper que "entrer en zazen revient à sortir de l’activité d’être un être humain" et qu’en zazen "aucune activité de l’être humain n’est faite."
Que signifie renoncer à toutes ces capacités humaines durement acquises pendant qu’on s’assoit en zazen ? Je crois que nous avons là l’opportunité de "sceller notre bompuité". En d’autres termes, assis en zazen, nous abandonnons sans condition notre ignorance d’être humain. En effet, nous disons : "Je ne vais pas utiliser ces capacités humaines pour mes objectifs confus et égocentriques. En prenant la posture de zazen, mes mains, mes jambes, mes lèvres et mon esprit sont tous scellés. Ils sont juste comme ils sont. Je ne peux plus créer de karma avec tout cela." Voilà ce que signifie "sceller la bompuité" en zazen.
Lorsque nous utilisons nos capacités humaines sophistiquées dans notre vie quotidienne, nous les utilisons systématiquement pour nos buts illusoires et égocentriques, nos intérêts de bompu. Toutes nos actions sont fondées sur nos désirs, nos attirances et nos aversions. Les raisons pour lesquelles nous décidons d’aller ici ou là, manipulons différents objets, parlons de sujets divers, ayons telle ou telle idée ou opinion, sont uniquement déterminées par notre penchant à vouloir satisfaire nos propres intérêts égoïstes. Voilà comment nous sommes. Il s’agit d’une habitude profondément enracinée dans chaque bompu être humain. Si nous ne faisons rien de cette habitude, nous continuerons à utiliser tous nos merveilleux pouvoirs humains dans l’ignorance et l’égoïsme, nous ensevelissant toujours plus profondément dans l’illusion.
En revanche, si nous pratiquons correctement zazen, nos capacités humaines ne seront jamais utilisées pour des intérêts de bompu. De cette façon, cette tendance sera interrompue, du moins pour un temps. C’est ce que j’appelle "sceller la bompuité". Notre bompuité existe toujours, mais elle est complètement scellée. Dans le Bendôwa ("Dans la poursuite de la voie"), le maître zen Dôgen décrit le zazen comme une condition dans laquelle nous pouvons "poser le sceau du Bouddha sur les trois portes du karma (le corps, la parole et l’esprit) et s’asseoir droit dans ce samâdhi."
Il voulait dire qu’il ne doit absolument pas avoir la moindre trace d’activité bompu, que ce soit dans le corps, dans la parole ou dans l’esprit. Tout ce qui est là la marque du Bouddha. Le corps ne bouge pas dans la posture de zazen. La bouche est fermée et ne parle pas. L’esprit ne cherche pas à devenir Bouddha, mais arrête plutôt les activités mentales de la pensée, de la volonté et de la conscience. En retirant tous les signes de bompu de nos mains, de nos jambes, de notre bouche et de notre esprit (qui normalement agissent seulement au nom de nos intérêts illusoires d’humain), en posant le sceau du Bouddha sur eux, nous les plaçons au service de notre nature de Bouddha. En d’autres mots, quand notre corps-esprit de bompu agit comme un Bouddha, il est transformé en un corps-esprit de Bouddha.
Nous devrions être particulièrement prudents sur le fait que, lorsque nous parlons de "sceller notre nature humaine illusoire" cette "nature humaine illusoire" dont nous parlons n’est pas quelque chose qui existe comme une entité fixe, ou comme un sujet ou un objet (selon l’angle de vue). Il s’agit simplement de notre condition perçue. Nous ne pouvons pas simplement la nier et nous en débarrasser. Le fait est que, lorsque nous nous asseyons en zazen comme simplement zazen, notre nature humaine illusoire est scellée par l’apparition de notre nature de bouddha aux trois portes du karma, c’est-à-dire aux niveaux du corps, de la parole et de l’esprit. Par conséquent, notre nature humaine illusoire est automatiquement abandonnée.
Toutes les explications précédentes, d’abandon, de sceller notre nature humaine illusoire ne sont que des mots. Ces explications sont fondées sur un point de vue particulier et limité, regardant zazen depuis l’extérieur. Bien sûr, il est vrai que le zazen nous offre les possibilités que j’ai décrites. Cependant, lorsque l’on pratique zazen, nous devons être certains de ne pas nous soucier de "la nature humaine illusoire", de "l’abandon" ou de telles idées. Tout ce qui est important pour nous est de pratiquer zazen, ici et maintenant, comme un pur zazen non-souillé.
Bonne lecture...