Mondo : Catherine Barry et Roland Rech.
L’ EGO.
R.R. : Le Bouddha n’a jamais défini l’ego, il n’a fait que de nier qu’il y ait un atman, un soi substantiel, parce qu’il n’a pas nié l’ego en tant que personne, mais il avait affaire à des spirituels qui avaient la croyance en un soi qui est l’atman, et qui est permanent et qui est éternel.
Lui considérait que cette croyance en un atman était la base pour rester attaché au petit ego, et donc pour lui il était extrêmement important d’éliminer cette illusion qu’il y avait quelque part un soi ou un ego, que ce soit le grand soi ou le petit soi, à partir du moment où on s’attache à la notion d’un soi substantiel, qu’il soit grand ou petit, il y a là un facteur de souffrance et un facteur d’anxiété.
C. B. : Alors certains disent que l’ego n’étant qu’une illusion il ne faut pas s’en préoccuper. Qu’est-ce que vous dîtes ?
R. R. : Non, je crois au contraire que l’Eveil de Bouddha c’est en grande partie d’apprendre à éclairer son illusion, donc il faut s’en préoccuper, c’est-à-dire pour voir à quel point cette illusion de l’ego nous mène et pervertit énormément nos actions. Mais en même temps il est extrêmement utile, et si j’ai souhaité faire cette émission c’est parce que je pense qu’il ne faut pas diaboliser l’ego.
C. B. : Oui justement, donc il ne faut pas dire que c’est notre ennemi.
R. R. : Parce que sinon on fait encore de l’ego une sorte de péché originel, c’est-à-dire quelque chose d’extrêmement culpabilisant, et souvent dans les groupes spirituels bouddhistes les gens se reprochent les uns aux autres : « c’est encore ton ego, c’est la manifestation de ton ego ». C’est une manière de culpabiliser les autres et si on prend ça pour soi on se culpabilise soi-même, l’ego devient l’ennemi.
Alors que l’ego en tant que soi-même est ce avec quoi nous pratiquons. Par exemple on a absolument besoin d’avoir une ferme décision pour pratiquer, et pratiquer avec volonté, c’est absolument indispensable, alors on peut dire que la pratique avec volonté est une pratique avec ego.
L’ego c’est ce qui nous amène à rechercher la délivrance, à rechercher l’éveil, à venir pratiquer, et donc on en a besoin et jusqu’à un certain point, mais une fois qu’on est engagé dans la pratique et qu’on est dans la méditation par exemple, si cet ego qui nous a porté jusque là continue à se manifester, il va manifester l’avidité qui est une de ses caractéristiques propres, c’est-à-dire de vouloir saisir quelque chose, de vouloir s’emparer des mérites de zazen, de vouloir pratiquer pour obtenir des mérites, de vouloir obtenir l’éveil pour lui-même, de vouloir obtenir l’éternité. Il va bâtir des théories du style : « certes le petit ego n’a pas d’existence propre mais le grand soi est éternel ». Il y a encore là un facteur d’illusion.
Donc l’ego il faut en voir tous les pièges, il faut en même temps se rendre compte qu’on ne peut pas s’en séparer, il nous accompagne, il faut faire en sorte qu’il se mette à fonctionner au service de la Voie. Je crois au fond que l’ego c’est un certain mode de fonctionnement qui dans certains cas peut être pervers et dans d’autres cas peut être bénéfique. Alors il faut rendre l’ego bénéfique à la Voie, c’est-à-dire l’utiliser pour qu’il nous mobilise en direction de la Voie.
Et par exemple, vous avez fait allusion à l’attitude des Bodhisattvas, des êtres d’éveil qui consacrent leur vie à aider les autres à se délivrer de leurs souffrances, et bien il est clair qu’on ne peut pas avec son petit ego aider profondément spirituellement quelqu’un, tant qu’on est centré sur l’ego, ça veut dire tant qu’on centré sur l’attachement à une certaine forme d’illusion, qu’on est dans l’avidité, Il peut même y avoir une avidité à prétendre à être le sauveur des autres, c’est sécurisant, ça nous met dans une position élevée. Donc si vous voulez, l’ego devient aussi un empêchement pour aider les autres. Par contre si on parvient à le remettre à sa place, il va avoir sa propre utilité et il va nous donner d’abord un sens de notre identité personnelle dont on a besoin pour se repérer dans la vie sociale, sans quoi on ne sait plus où on en est et on est un peu fou. On a besoin de cet ego, mais on va l’assouplir, on va le rendre flexible, on va le rendre capable de se mettre à la place de l’autre, c’est-à-dire d’être dans le contact, le moi en contact avec le toi, le moi qui réalise qu’il n’existe pas sans toi, que donc il vit dans l’interdépendance, et là il s’agit finalement de mieux comprendre la véritable nature de soi-même et de façon à permettre à cet ego qui peut être illusoire de se mettre à fonctionner en harmonie avec la réalité telle qu’elle est et vivre notre solidarité avec les autres.
C. B. : Alors justement pour terminer avec le vœu du Bodhisattva, la compassion est quand même au cœur de cet engagement, est-ce qu’on ne peut pas dire finalement que la première compassion que l’on doit éprouver c’est envers son ego ?
R. R. : On peut dire effectivement que quelqu’un qui pratique la Voie espère être heureux, comme dit toujours le DALAÏ-LAMA, et sortir de la souffrance, donc c’est compassion pour soi-même,. Mais on ne peut pas se libérer soi-même sans s’oublier soi-même, sans oublier l’illusion d’un ego à quoi on s’attache, et c’est à ce moment là qu’on peut véritablement aider les autres, parce que ce n’est pas soi-même en tant qu’ego qui va aider les autres, mais en réalité c’est la nature de Bouddha, c’est-à-dire l’ego restitué dans sa véritable non substance et à condition de vivre en harmonie avec cela, qui va avoir un effet libérateur pour les autres avec lesquels on va être en contact, car ça va être, comment dire, communicatif, ça va être un exemple encourageant, et puis surtout ça va donner confiance aux autres qu’il ont en eux-mêmes et pas dans leur ego la capacité de s’éveiller.
C. B. : Oui et ce que je voulais dire en fait c’était : arrêter de le traiter en ennemi, en éprouvant déjà de la compassion pour tout ce qu’on est, accepter ce que l’on est globalement.
R. R. : Bien sûr, le premier enseignement du Zen c’est ni amour ni haine, ni avidité ni haine, et détester l’ego c’est une forme de haine, ça devient une cause de souffrance autant que l’avidité et l’attachement à l’ego.
C. B. : Alors deux mots peut-être sur les agrégats dont vous parliez tout à l’heure, très vite.
R. R. : Et bien les agrégats c’est les cinq fonctions que l’on observe quand on essaie de se regarder soi-même, c’est-à-dire son propre corps, les sensations agréables ou désagréables, nos perceptions qui nous permettent de reconnaître les objets, prendre conscience des objets qui nous entourent, et de nous-mêmes, surtout, le quatrième agrégat, là ou vient plutôt se nicher la fonction de l’ego, c’est-à-dire c’est tout ce qui est de l’ordre de la volonté, du désir, des intentions. C’est ce qui fait qu’on a des intentions qui déclenchent l’action. Puis ensuite il y a la conscience, la conscience qui est prendre conscience de quelque chose, alors qu’on a des fois tendance à croire, certains disciples de Bouddha l’ont fait, que la conscience était le véritable soi. Mais en fin de compte il n’y a pas de soi dans la conscience. La conscience, encore une fois est une fonction, il y a toujours conscience de quelque chose, donc la conscience est relative aux objets dont on est conscient. De même, dans le quatrième agrégat il y a des projets, il y a des désirs qui sont tournés vers des objets, ces projets et ces désirs peuvent être sublimés, peuvent nous faire désirer réaliser l’éveil, désirer aider les autres à s’éveiller eux-mêmes, mais cela ne va véritablement fonctionner que si on abandonne tout l’aspect d’avidité, qui est dans ce quatrième agrégat, siège de toutes les fabrications mentales.
C. B. : Alors en conclusion, en deux mots, qu’est-ce que vous avez envie de souligner par rapport à tout ça ?
R. R. : Ce que j’ai envie de souligner c’est qu’on ne peut pratiquer qu’à partir d’une connaissance réaliste de ce que nous sommes nous-mêmes, c’est au fond ça l’enseignement du Bouddha, c’est d’apprendre à se connaître soi-même et ensuite apprendre à harmoniser toutes nos fonctions, toutes les fonctions psychiques qu’on a évoquées, pour qu’elles fonctionnent souplement, qu’elles fonctionnent dans l’interdépendance, dans la compassion, dans un réalisme qui fait que finalement nous vivons d’une manière éveillée et non pas dans l’illusion.