Brad Warner a écrit: Je me suis réveillé ce matin, vers trois ou quatre heures. Il pleuvait dru et le son a dû me réveiller. J’avais cette sensation étrange, comme d’un espace ouvert gigantesque. J’avais la sensation qu’il n’y avait personne dans la chambre, juste le son de la pluie et une sorte de mouvement. Aucune personnalité. Je n’arrivais pas à comprendre la sensation, je me suis donc assis pour m’assurer que j’étais vraiment réveillé. Après un temps, je me suis rendormi. Quand le réveil m'a à nouveau tiré de mon sommeil, à 6:30, la sensation avait pris fin.
Cool, non ? Très mystique et éthéré. Mais ça ne s’est pas arrêté là…
Je ne suis pas sûr du nombre de nuits qui ont suivi avant le Grand Tremblement. Une ou deux semaines, peut-être. Ou peut-être un mois. Ça commencé par un accès de pleine conscience pendant mon sommeil. Ce n’était pas un rêve lucide. De ceux-là, j’en ai eu tant que je m’y suis habitué. Là, c’était complètement différent. J’étais en fait conscient de cet état ouvert et sans forme du sommeil profond sans rêves.
Sacré délire, vous pensez pas ? Et c’est pas fini! Bientôt, je me suis retrouvé en train d’observer l’univers tout entier comme Dieu lui-même aurait pu le faire. Je pouvais percevoir l’ensemble de toute création d’un seul coup. Je ne dis pas « j’ai vu » parce que je ne semblais avoir ni yeux ni corps. Ou plutôt, l’univers lui-même était mon corps et mon esprit. Je percevais les masses galactiques et les formations d’étoiles massives de la même façon que je perçois normalement mes propres bras et jambes. Ou quelque chose de ce genre. Impossible à décrire. L’univers évoluait devant moi. J’avais conscience que des millions d’années passaient, et pourtant je ne les ressentais que comme des instants. Encore une fois, impossible à décrire.
L'univers était en train d'évoluer devant moi. J'avais conscience du passage des millions d'années, et pourtant, je les ressentais comme de simples instants. Quoi qu’il en soit, j’ai vu l’univers se rassembler. D’abord une planète s’est unifiée en un seul être. Pas juste l’espèce intelligente, mais toutes les formes de vie sur la planète et enfin la planète elle-même. Cela s’est étendu à travers tout le système solaire et ensuite à d’autres systèmes solaires tout proches. Pendant ce temps, la même chose se produisait dans d’autres parties de l’univers à des millions d’années-lumière. Les sections unifiées se rencontraient graduellement et devenaient de plus en plus grandes. Enfin, l’univers entier n’a plus consisté qu'en deux « êtres » composés de la matière et de l’espace combinés de billions, de trillions, de godzillions de galaxies.
Les deux êtres se sont fait face, et moi, désormais l’un de ces êtres, je me suis senti exactement comme quand je suis face à ma femme. Et nous nous sommes fondus l’un dans l’autre. L’univers tout entier, s’étendant sur des espaces et des temps infinis n’était plus qu’un seul être unifié. Sans tension. Sans crainte. Sans compétition.
Mais l’univers s’est senti seul. Il n’avait plus personne à qui parler. Personne avec qui partager son expérience. Personne d’autre. Et sans personne d’autre avec qui contraster, pas de soi. Pour guérir de sa solitude, il s’est à nouveau séparé en deux, puis en quatre, en six, huit, et ainsi de suite jusqu’à, sur une période de milliards de milliards de millénaires il était à nouveau d’innombrables êtres individuels. A ce point-là, j’ai ouvert les yeux et j’étais dans mon lit.
Il n’est pas facile de transmettre la puissance brute de cette vision. En la relisant, aujourd'hui, elle ne ressemble plus qu’à un rêve tout à fait bizarre ou à une histoire de science fiction moyenne. Mais pour moi, cela avait été tout à fait réel. Aussi réel que n’importe quelle autre expérience de toute ma vie. Plus réelle, même. (...)
Le Bouddha lui-même n’a jamais parlé de ces choses. J’étais pourtant certain que l’expérience avait été réelle. Finalement, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai décidé d’en parler à Nishijima. Il y avait des choses en cours qui m’empêchaient de le voir en face-à-face, à ce moment-là, je lui ai donc écrit un long courriel dans lequel je décrivais tout en détail. Je ne sais pas ce que j’attendais de lui. Peut-être un paternel: « Oui, mon fils, tu as entr’aperçu la vérité secrète. Mais tu ne devras jamais en parler aux autres, car ce n’est que lorsqu’ils seront prêts qu’ils pourront apprendre ces choses. » Mais ce n’est pas ce qu’il a répondu.
Le lendemain, j'ai reçu de lui un courriel me disant que ce que j’avais eu n’était qu’un délire. Que ça ne « se réaliserait jamais, même à l’avenir. » De plus, a-t-il ajouté, quelqu’un comme moi qui travaillait dans « le cinéma d’animation »* devait se montrer plus réaliste.
J’étais anéanti.
Ne pouvait-il comprendre ? Ce n’était pas un délire! C’était vrai! Cela n’avait rien à faire avec le fait de travailler dans « l’animation. » C’était sérieux et profondément profond! Allons donc! Une Fusion avec l’Esprit de Dieu! Comment pourrait-on aller plus profondément et plus loin ?
J’en aurais pleuré en relisant son courriel. Je suis sûr que j’aurais pu m’effondrer s’il me l’avait dit en personne. J’ai passé toute la matinée à me sentir malheureux et confus. C’était une descente brutale. Ça n’aurait pas pu être pire.
Mais au fur et à mesure que passait la journée, j’ai commencé à observer des choses que j’avais été trop stupide pour voir au cours des semaines passées. (...) En fait, le souvenir [de cette expérience] était si puissant qu’il faisait obstacle à mon expérience réelle de l’ici-et-maintenant. J’étais en train de sacrifier mon existence réelle et quotidienne pour un rêve. (...)
Au repas de midi, il y avait deux ou trois heures que je ruminais le courriel de Nishijima et me sentais comme condamné à me traîner pour tout le reste de ma triste et sotte petite vie.
Mais j’avais un truc qui scintillait au coin de mon esprit. Je savais que ma vie n’était pas vraiment si mauvaise. Qu’elle était superbe. Qu’elle était quelque chose de précieux, de fragile et de très grande valeur. (...) Pour mon repas, ce jour-là, ma femme m’avait donné un mikan, une mandarine japonaise — et je me suis assis à mon bureau et j’ai commencé à la peler. En observant la peau se détacher du fruit, j’ai été frappé par sa beauté. Ce n’était qu’une mandarine, parfaite à sa façon. La couleur orange m’a sauté aux yeux, comme si elle luisait de l’intérieur, plus brillante qu’un néon. L’intensité de sa beauté m’était presque douloureuse. J’ai vu des panoramas particulièrement beaux dans ma vie: un coucher de soleil sur le Pacifique du côté ouest de l’île de Maui, le Kilimandjaro s’élevant dans la plaine avec des éléphants et des girafes baguenaudant au premier plan, l’antique tranquillité du temple de Tokei-in. Mais à ce moment-là, rien n’aurait pu se comparer à cette petite mandarine dans mes mains. Je me suis senti empli de reconnaissance juste d’être moi, d’être juste assis là à ce bureau, de simplement pouvoir peler et goûter et manger cette mandarine. Personne d’autre ne pourrait jamais la goûter.
De retour chez moi, j’ai envoyé un autre courriel à Nishijima, où je lui racontais la mandarine et où je le remerciais pour m’avoir remis sur pied. Le jour d’après, j’ai reçu sa réponse: « Le véritable éveil, c’est de manger une mandarine. » Il n’était pas vraiment nécessaire qu’il me le dise. Je fus pourtant heureux qu’il l’ait fait.