Voici ce qu'en dit Brad Warner (dans "Sit Down and Shut Up", New World Library, Novato, Californie, 2007).
Mes réponses sont toujours courtes, parce que ce que vous pensez en zazen n'a vraiment aucune importance. Les seules instructions spécifiques que donne Dôgen dans le « Zazengi » sur ce qu'il faut penser en zazen sont « On ne considère pas le bien. On ne considère pas le mal. C'est au-delà de l'esprit, de la volonté, de la conscience et au-delà de l'attention, de la pensée ou de la réflexion ». Mais la plupart des gens ne sont pas satisfaits si on s'arrête là. Ils veulent savoir ce qu'ils doivent faire dans leurs têtes pendant zazen. Les contemporains de Dôgen n'étaient en rien différents, il a donc traité ce point à travers tout son Shôbôgenzô.
Comme on l'a vu plus tôt, la stratégie de Dôgen a toujours été de considérer les choses à partir de quatre points de vue: le point de vue mental, le point de vue physique, celui de l'action dans lequel le corps et l'esprit sont combinés, et la réalité, qui est inclusive de tout. Ses quatre points fondamentaux pour zazen, apparentés à ces quatre points de vue, sont :
1.非思量 prononcé hi-shi-ryo, qui signifie « non-pensée ».
2.正心端坐 prononcé sho-shin-tan-za, qui signifie « s'asseoir droit en redressant le corps ».
3.心身脱落prononcé shin-jin-datsu-raku, qui signifie « tomber le corps et l'esprit ».
4.只管打坐 prononcé shi-kan-ta-za, qui signifie « juste s'asseoir ».
Le mot hishiryo — tout comme ses synonymes fushiryo (不思量) et mushiryo (無思量) — signifie « non-pensée ». C'est tiré d'une vieille histoire zen que voici : un type va voir un maître zen et lui demande, « A quoi pensez-vous dans l'état de zazen immobile comme une montagne? »
Le maître ne se vexe pas d'avoir été grossièrement interrompu pendant sa séance, mais répond au type : « Je pense à l'état concret de ne pas penser ».(1)
Le type lui dit: « Comment diable pouvez-vous penser ce qui n'est pas penser? »
Le maître zen répond : « C'est différent de la pensée » (非思量prononcé hishiryo).(2)
Donc, qu'est-ce que l'état concret de non-pensée? Il y a un épisode de Star Trek, l'original et plus sympa, avec le capitaine Kirk, dans lequel un certain docteur Van Gelder de la Colonie pénitentiaire de Tantale a inventé cette machine appelé Neutralisateur neuronal, qui vide l'esprit de toute pensée. Ils te mettent un type dedans et il se transforme immédiatement en légume avec une grimace affreuse sur la tronche. Ce que voyant, le capitaine Kirk prononce un discours passionné sur l'horreur que ce doit être que d'avoir l'esprit aussi totalement vide. Affreux!
Les novices dans la pratique ont toutes sortes d'idées folles sur l'état de non-pensée. Certains le voient comme une sorte de trip délirant. J'ai même entendu quelqu'un jeter en l'air l'expression conscience mushiryo comme s'il s'agissait d'un état altéré mystérieux et super-cool. D'autres, comme la mère de cette copine dont j'ai parlé, et qui craignait que je sois la proie des démons, sont même terrifiés par l'idée.
Mais c'est pas comme ça que ça se passe, cher public. En fait, c'est reposant de cesser de penser. Et ce n'est pas aussi difficile que ce qu'on veut bien croire.
C'est juste qu'on pense sans penser, en quelque sorte.
Voici comment : si on se met à faire vraiment attention à ses propres processus de pensée — je parle ici du processus lui-même et pas seulement du contenu des pensées individuelles qui le constituent — on peut voir que les pensées ne se poursuivent pas en continu. Il y a de petits espaces entre elles. Nous tendons pour la plupart à tenter de remplir ces espaces avec plus de pensées aussi vite que possible, mais même les meilleurs d'entre nous n'y arrivent pas complètement, et il reste donc de petits trous.
Vous voyez, on pourrait dire qu'il y a deux sortes fondamentales de pensées : celles qui se pointent dans notre cerveau sans s'annoncer ni être invitées et sans que nous puissions en discerner une raison. Elles ne sont que le résultat de pensées et d'expériences qui ont laissé leurs traces dans le réseau de nos neurones. Il n'y a pas grand-chose à faire pour y mettre un terme, et il ne faut pas essayer non plus. L'autre sorte de pensée, c'est quand on s'empare d'un de ces flux d'énergie et qu'on se met à jouer avec à la façon dont votre mère vous a toujours dit de ne pas jouer avec votre kiki devant les voisins. Nous creusons profondément ces pensées, nous nous roulons dedans comme de petits cochons, en nous régalant de leur aspect si génial et humant longuement leur sublime puanteur.
Pour pratiquer la « pensée sans penser », tout ce dont on a besoin, c'est d'ignorer la première sorte et d'apprendre comment ne pas susciter les secondes. Plus aisément dit que fait, certes. Mais si on arrive à en prendre l'habitude, cela finit par venir naturellement.
Quand on se met à faire comme cela, on peut remarquer que les pensées n'apparaissent jamais déjà verbalisées d'un seul coup. Elle débutent de façon bien plus nébuleuse, et on finit par les modeler, en quelque sorte, en une forme qu'on puisse répéter aux copains, écrire dans un livre ou ce que vous voudrez. Si vous ne comprenez pas ce que je vous dis, posez ce livre une seconde, prenez un papier et un crayon et essayez de mettre par écrit ce qui est en train de vous passer par la tête en ce moment.
Avez-vous essayé? Même si vous ne pensiez rien de plus que : « le type qui a écrit ce livre ne sait fichtrement pas de quoi il parle », il est intéressant de voir à quel point c'est difficile de transformer une vague idée en quelque chose d'aussi solide que cela.
Maintenant, essayez de considérer les espaces naturels entre les pensées. Apprenez à sentir comment c'est quand on cesse de donner au cerveau toujours plus de trucs à mâchouiller. Voyez ensuite si vous pouvez le faire un peu plus longtemps. Deux ou trois secondes suffisent. Et voilà!3 Pensée sans penser!
Une des choses auxquelles peu de personnes réfléchissent jamais, c'est que le fait de penser requière un certain effort. On entend souvent le mot ruminer en rapport avec ce qu'on a en tête. Le mot renvoie pourtant littéralement à ce que font les vaches lorsqu'elles régurgitent de la nourriture à moitié digérée pour la remâcher avant de l'avaler à nouveau. L'analogie est assez juste si on pense à ce que nous faisons dans nos têtes. A part que, pour les vaches, cette activité est utile pour la digestion. Pour les humains, son utilité demeure quelque peu douteuse.
Le truc pour ne pas penser, ce n'est pas d'ajouter de l'énergie à l'équation en un effort pour cesser de force à penser. Il s'agit bien plus de soustraire de l'énergie à l'équation afin de ne pas régurgiter les pensées et de ne pas les re-mastiquer. C'est plus facile à dire qu'à faire, certes, comme la plupart des choses qui méritent qu'on les fasse. Mais travaillez-y pendant un certain temps et vous finirez par en prendre le tour.
Et si vous trouvez impossible de le faire certains jours, pas de problème. Tout le monde a des jours comme ça. Tout le monde. Vous, moi, Dôgen, le Dalaï-Lama, tout le monde. L'effort est bien plus important que le soi-disant succès, car l'effort est une chose vraie. Ce que nous appelons « succès » n'est que la manifestation de la capacité de notre esprit à mettre des étiquettes. Ceci un « succès ». Cela est un « échec ». Qui le dit? C'est vous. C'est tout. La réalité est ce qu'elle est, au-delà de tout concept de succès ou d'échec.
1- 思量箇不思量底, prononcé shi-ryo-ko fu-shi-ryo-tei, pour ceux d'entre vous qui suivent quand même.
2- Pour vous, les linguistes qui se régalent à ce genre de choses, le maître zen dit d'abord fushiryo (不思量), puis hishiryo (非思量). Shiryo (思量) veut dire « pensée » ou « considération ». Le préfixe fu (不) est généralement traduit par « in » comme dans hitsyo (必要) « nécessaire » et fu-hitsyo (不必要) « in-utile ». Le préfixe hi (非) est une négation bien plus forte et apparaît souvent dans des mots qui indiquent une activité délictueuse ou criminelle, comme higôhô (非合法) « illégal » et hikokumin (非国民) « traître (à la patrie) ». Ne dites pas que vous n'avez jamais rien appris dans un de mes livres...